"Péguy a toujours posé des questions essentielles"

Le 19/01/2014

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Durant deux jours s’est tenu un colloque au Sénat ayant pour thème "L’actualité de la pensée politique de Péguy". Cette manifestation s’inscrivait dans le cadre des manifestations du centenaire de la mort de Charles Péguy. Grâce aux communications des intervenants s’est dessiné le profil d’un Péguy politique dont la pensée trouve un écho tout aussi important aujourd’hui qu’il y a un siècle. A l’issue du colloque, l’universitaire Géraldi Leroy (photo) a fait la synthèse des débats. Voici la transcription de son intervention.



« On a connu une longue période durant laquelle on citait toujours deux trois choses de Péguy de façon très stéréotypée : "les hussards noirs de la République ", "Kant a les mains pures mais il n’a pas de main ", "mystique et politique", etc.

J’ajoute que dans ce passé, la gauche était très hostile, opposait un refus absolue à la lecture de Péguy. Justement, ce qui est nouveau, c’est que les rapports sont apaisés. Et on constate que Péguy est pris en charge par des hommes politiques, des parlementaires, ce qui n’est pas sans mérite. Par ailleurs, en écoutant nos collègues étrangers, nous avons découvert qu’il y avait une actualité de la pensée de Péguy à l’étranger. J’étais frappé de voir que Péguy inspire des dissidents russes et j’étais aussi frappé de voir qu’il y avait un "Péguy africain ", une lecture africaine de Péguy. C’est tout à fait nouveau.

L’audience est manifestement élargie parce qu’on constate que beaucoup d’intellectuels médiatiques s’intéressent à Péguy. A ce propos, il est certain que ces intellectuels médiatiques ont beaucoup contribué à la diffusion de Péguy dans le grand public. Mais je voudrai tout de même dire une chose : ce n’est pas eux qui ont renouvelé la connaissance de Péguy, c’est un certain nombre d’universitaires dont on ne parle jamais dans les médias. Je voudrais citer les noms de Bernard Guyon, Simone Fraisse, Julie Sabiani qui ont été des péguystes à l’érudition irréprochable et qui ont beaucoup fait progresser la connaissance de Péguy. Tout chercheur doit marquer sa reconnaissance à l’égard de ses prédécesseurs.



Une meilleure connaissance



On constate une meilleure connaissance de Péguy. Cela s’appuie sur quelque chose qui avait handicapé la réception de Péguy : l’absence de textes. Il a fallu attendre les inédits publiés en 1955 pour qu’on ait accès à des passages qui forment l’actualité la plus évidente de Péguy. Lorsque par exemple, il parle du "tribunal révolutionnaire ", des "séances à l’électricité ", la répression et la torture, ce qu’il appelle un "ministère de l’Intérieur qui aura des agrandissements russes "… C’est une anticipation du stalinisme tout à fait frappante. Il y a donc un déplacement de l’intérêt de Péguy et qui fait qu’on s’intéresse maintenant – ce qu’on n’avait pas fait assez pendant de nombreuses années- à un Péguy prosateur et à un Péguy politique. La réflexion politique chez Péguy constitue en fait une part importante de son œuvre. Péguy a beaucoup critiqué la politique et les politiciens. Dans Victor Marie Comte Hugo, il met en scène une paysanne qui dit "mon mari doit être un peu saoul à cette heure : il parle politique ". Mais il n’empêche que Péguy, tout en déblatérant sur la politique, s’est intéressé sans arrêt à la politique.



Une lecture plurielle



Péguy est aujourd’hui l’objet d’une lecture plurielle. Il est évident qu’il n’est pas un doctrinaire. On n’aura pas dans Péguy un système clos. Il y a chez lui un refus de l’esprit de système qui s’applique également à la politique car à son avis, l’esprit de système déforme la vie dans ce qu’elle a d’imprévisible. Il faut donc se réjouir qu’il y ait une lecture ouverte. Et il faut maintenir ce caractère ouvert à l’égard de Péguy lui-même, c’est-à-dire qu’il faut procéder à l’étude d’un Péguy sans tabou. J’ai connu le temps où il y avait des choses qu’on ne devait pas dire, c’était très mal vu : Blanche Raphaël notamment. Maintenant on en parle parce qu’il n’y a pas de honte. Péguy a été irréprochable sur ce plan comme sur tant d’autres, quelles que soit les réserves qu’on peut marquer sur certaines de ses idées. Donc il y a aujourd’hui, une lecture nouvelle, sans tabou, mais qui est aussi une lecture nuancée, c’est-à-dire qu’elle ne sépare pas de l’empathie. Pour parler d’un auteur, il faut en parler sans a priori et être ouvert à ce qu’il dit. Cependant, il faut marquer de temps en temps une distance avec lui. Et là encore, ce n’est pas être négatif à son égard. Il faut dire que chacun a le droit de se contredire. Il faut marquer qu’il y a certes une évolution incontestable chez Péguy, mais il faut dire qu’elle est liée à la conjoncture. Si Péguy a changé d’avis, c’est parce que les événements eux-mêmes ont changé. Péguy ne peut parler des mêmes choses dans les mêmes termes selon les différents moments. Il y a donc un Péguy lié à la conjoncture. Péguy a toujours motivé les étapes de son évolution.

Péguy est quelqu’un qui n’a pas de système a priori. Il a procédé à des anticipations remarquables sur le totalitarisme, sur le monde des intellectuels (il a bien perçu le rôle des idéologues d’Etat qui ont été amené à justifier les pires politiques, à les légitimer, ceux dont il dit qu’ils "fricotent avec le temporel "). Il défend toujours l’individu contre l’Etat, contre les masses aussi. En ce sens, il est un penseur de la liberté. Donc encore une fois, on peut ne pas souscrire à ses réponses. Mais Péguy a toujours posé des questions essentielles. Par exemple : la mystique et la politique. C’est une distinction qui paraît lumineuse dans un premier temps, mais on s’aperçoit très vite qu’à moins de rester une entité abstraite, la mystique doit à un moment verser dans la politique. Or la politique, dans son ordre propre, doit concilier des intérêts contraires. Elle procède donc par compromis. Tout compromis n’est pas compromission. Et c’est là qu’on marque une réserve à l’égard de Péguy. Cela dit, la distinction mystique/politique ne perd pas sa validité. La mystique doit toujours rester à l’horizon de toute politique si celle-ci ne veut pas se dévoyer dans des errements critiquables et dont on a pu mesurer les effets ravageurs.



Comment lire Péguy aujourd’hui ?



On peut parfaitement procéder à une lecture a-historique de Péguy. On prend le texte et on réfléchit à propos des idées développées par Péguy. Ce n’est pas la démarche qui est adoptée dans nos colloques scientifiques. La lecture de Péguy nous invite à une réflexion méthodologique sur la critique littéraire qui implique que premièrement, il faut contextualiser les propos de Péguy et deuxièmement les chronologiser. Trop souvent, les exégètes de Péguy ont procéder à des télescopages d’époques qui ont débouché sur une unité factice attribuée à la pensée de Péguy. Ma position personnelle, c‘est qu’il faut accepter, assumer ce que Péguy a parfois de provocateur, de provocation, car cette provocation est utile dans la mesure où elle déjoue les attentes, dans la mesure où elle déconstruit en permanence les pensées toute faite. Il ne s’agit pas de répéter servilement ce que dit Péguy – Péguy le désapprouverait d’ailleurs, ce serait tourner le dos à une pensée libre. Il faut insister sur l’idée qu’il faut sans arrêt considérer Péguy – et je reprends ici une formule excellente de Jacques Julliard-  non pas comme un "maître-à-penser " dont on attendrait des réponses toute faite, mais le considérer en permanence comme une "aide-à-penser ". Voilà ce qui me semble le dernier mot d’une approche raisonnable et raisonnée de Péguy. En ce sens, Péguy reste un compagnon de route avec lequel on ne cesse, on ne cessera de dialoguer. »



Géraldi Leroy



PS : Photos et commentaires sur ce colloque sont à découvrir sur la page Facebook de l'Amitié Charles Péguy.


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