"La mort du lieutenant Péguy" - compte rendu de lecture

Le 21/03/2014

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L’historien Jean-Pierre Rioux a fait paraître il y a quelques semaines "La Mort du lieutenant Péguy" (éditions Tallandier). Alors que l’on commémore cette année le centenaire de la mort de Péguy, ce livre apporte un éclairage vibrant sur les derniers jours de l’écrivain. Pauline Bruley, de l’Amitié Charles Péguy, a lu cet ouvrage et nous en propose ici un passionnant compte rendu de lecture.






Parmi les ouvrages tout récemment consacrés à la vie et à la mort de Péguy, le livre de Jean-Pierre Rioux a un rôle essentiel. Dans Tué à l’ennemi (Calmann-Lévy, 2013), Michel Laval racontait les désastreux premiers jours de guerre et l’acheminement vers la Bataille de la Marne, en effectuant des allers-et-retours entre l’État-Major et le soldat Péguy. Sa reconstitution, à l’heure près, a une étoffe épique, portée par une empathie très fine. L’entreprise de Jean-Pierre Rioux est bien différente, et l’on pourrait dire que le livre de Michel Laval (qu’il commente) est inclus dans son champ d’étude. Car la démarche de Jean-Pierre Rioux ressortit à l’historiographie autant qu’à l’histoire. Certes, elle ne le dispense pas de l’engagement d’un penseur, dans son magistral dernier chapitre. Le parcours du livre s’y referme, en revenant à l’état d’esprit de Péguy, lieutenant « tué à l’ennemi ». Si les livres de Michel Laval et Jean-Pierre Rioux se concentrent sur les derniers jours de Péguy, le premier fait résonner l’instant du sacrifice en le replaçant dans le contexte immédiat, le plus sensible, où l’œuvre péguyenne s’actualise si douloureusement et intensément. Le second mesure la portée des gestes et des mots de Péguy, dans sa vie d’homme pris dans son siècle, et sous le regard de tout un siècle qui a suivi. Ainsi la voix de Péguy est-elle entourée d’autres voix qui ont commenté sa mort, et particulièrement, pour le livre de Jean-Pierre Rioux, sa mort de « lieutenant ». Dans cette perspective, son étude complète celle de Jean Bastaire, consacrée à la réception de Péguy tout entier, dans les années trente, sous Vichy et au cœur de la Résistance (Péguy contre Pétain). Si Jean-Pierre Rioux veut offrir une « esquisse » de la réception de cette mort dans la suite du siècle, du moins trace-t-il des lignes déjà fort sûres et très utiles. 


La Mort du lieutenant Péguy s’ouvre sur le champ dévasté de Villeroy, après la bataille. Puis le premier chapitre met très habilement en place le contexte, avec le récit du dernier tour d’adieu aux amis, lors de la mobilisation générale. Chacun dessine une perspective vers un domaine de la vie de Péguy, un engagement, dont la ligne de fuite paraît se préciser. Un ensemble de données factuelles, de témoignages, élucident ce que fut pour Péguy « partir en paix » pour la guerre. « En paix, mais tout rempli de l’an II » (p. 53). L’explication couvre un empan plus large avec le deuxième chapitre, « refaire quatre-vingt-treize ». Il s’agit de comprendre quelle guerre Péguy pensait livrer, et à la suite de quelles autres guerres. La teneur militaire des préoccupations et des actions de Péguy (avec l’histoire militaire) est rappelée, de l’instruction publique et du choix de d’appartenir à la « réserve », jusqu’à l’évidence de l’engagement en 1914. Si de nombreux articles avaient abordé la question, ce chapitre offre, au-delà d’une synthèse, un éclairage nouveau. Ce n’est pas seulement bien sûr la Revanche, mais 1793 et les valeurs de la République enseignées avec la « fresque patriotique ». Péguy, né en 1873, est « conscrit de la classe 93 » (p. 52). L’épopée militaire se fait dans l’infanterie (« la piétaille »), pour celui qui est resté profondément « fils du peuple » et qui est mort debout comme un officier. Le patriotisme de Péguy face à son rêve d’Internation ? C’est en termes de « guerre à la guerre », de guerre à l’oppression, de « guerre juste », de guerre « à la loyale » telle qu’elle était encore pensée à l’aube du XXe siècle, qu’il faut comprendre la position délicate de Péguy. Péguy est resté « empreint de son patriotisme-souche d’insurrection permanente » (p. 79). Et la seconde vocation universelle de la France, la « liberté », préserve son sentiment national du nationalisme de l’« identité close » antirépublicaine (p. 79). En ceci, Jean-Pierre Rioux prolonge la réflexion de Jean Bastaire sur nation et internation (le livre est d’ailleurs dédié à la mémoire de Jean Bastaire). C’est parce que la France pour Péguy a reçu la responsabilité de ce qui n’est pas du temporel qu’elle devra se battre dans le temporel. Nous nous acheminons ici vers Ève, dont les quadrains rythmeront l’édification du grand tombeau. Dès lors, Péguy est lancé dans les premières manœuvres de 1914, jusqu’au douloureux repli et aux prémices de la contre-offensive de la Marne. Les erreurs et les changements de stratégie sont très clairement expliqués. Jusqu’aux préparatifs inaboutis (faute de temps) et au manque de concertation (terrifiant) qui livrèrent le bataillon de Péguy au feu allemand, sans aucun appui d’artillerie sur la colline de Monthyon, au-dessus de Villeroy, le 5 septembre 1914. Certes, les autorités ne pouvaient prévoir que le commandement allemand réagirait plus tôt que prévu au mouvement préparatoire de la bataille de la Marne – mais c’est le manque de concertation entre les unités militaires qui explique le sacrifice tragique de plusieurs bataillons d’infanterie. Comme celui des Marocains (parmi lesquels se trouvait Pierre Marcel), celui de Péguy fut lancé à l’assaut d’une position bien défendue, sans la protection des canons de 75 – dont il avait tant parlé. 


Dans la reconstitution de la tragédie, sont particulièrement intéressantes les citations du Journal des marches et d’un bilan du futur général Juin. Pour suivre ces derniers jours de Péguy, nous disposons, entre autres témoignages, de la ressource de Victor Boudon. Jean-Pierre Rioux retrace minutieusement l’élaboration du livre de Boudon, depuis son premier état, refusé par Le Journal et remarqué par Barrès qui le publie dans L’Écho de Paris du 26 décembre 1914, jusqu’au dernier état (1979), moins fiable. Immédiatement enrôlé dans le souvenir péguyste, ce témoignage a été retravaillé dans l’état d’esprit de 1915 puis des différents après-guerres, et d’abord « sous le tutorat de Barrès et l’aiguillon de Geneviève Favre » (p. 178). L’un des apports du livre de Jean-Pierre Rioux est en effet ce traitement historiographique du livre de Boudon, explicitant les conditions sociales, politiques et psychologiques qui ont présidé aux mutations du texte. Sur beaucoup de points, il ne devait évidemment pas changer. Il y eut notamment un conflit sur quelques-uns des derniers mots de Péguy, les plus célèbres : « Tirez, tirez, nom de Dieu ! ». Boudon ne céda pas, mais ailleurs ils furent reformulés ainsi, comme avec l’imprimatur de Mgr Marbeau, évêque de Meaux en « Tirez, au nom de Dieu », plus édifiant, mais moins crédible… Mgr Marbeau, évêque d’une ville martyre, a célébré dès le 2 novembre la fête des morts, d’abord à Villeroy ; plus tard dans ses Souvenirs, il devait rappeler, après un vers d’Ève, ces derniers mots de Péguy reformulés pour la postérité. À l’époque, on se dispute déjà aussi les corps tombés entre Neufmontiers-les-Meaux et Villeroy. La Grande Tombe sera surtout celle des deux villages, celle du champ de bataille. Le souvenir catholique de Péguy est resté lié à cette Grande Tombe, qu’honore aussi le Souvenir français. En effet, le destin du mort exemplaire est immédiatement pris en main. L’article de Barrès, dans L’Écho de Paris du 17 septembre, « diffuse l’information et ouvre le légendaire », son papier est « ému, sincère, habile aussi » (163). La « Renaissance française », écrit Barrès, « tirera parti de l’œuvre de Péguy, authentifiée par le sacrifice ». Quelle mystique pour ce sacrifice ? L’article ne tranche pas. Or, selon Jean-Pierre Rioux, c’est dans l’hiatus entre « l’héroïsme du républicain et la foi chrétienne du croisé qui voulait sauver une civilisation menacée, que le souvenir “catholique” d’un Péguy “converti” va se lover, se construire, pour se surajouter au souvenir du lieutenant tué. » (p. 165-166) Plus de soixante-dix articles paraîtront en septembre, qui sont pour la plupart conservés au Centre Charles Péguy (argus de la presse). Les plus importants sont cités et commentés par Jean-Pierre Rioux, qui opère un classement tout en expliquant comment cette mort, « première des promotions » (p. 190) constitua un nouveau « champ de bataille » (p. 170). Geneviève Favre face à Barrès, et surtout à Massis. Passionnantes sont les pages consacrées à l’hommage de Romain Rolland, selon un diptyque très révélateur, entre d’une part Au-dessus de la mêlée, et d’autre part l’article du Journal de Genève (20 septembre), article plein d’accents de 93 – qui ne sera pas repris dans l’édition de volume d’Au-dessus de la mêlée. Romain Rolland devait d’ailleurs envoyer à Charlotte Péguy – et sans succès – l’hommage de Die Aktion où devait paraître le portrait de Péguy par Egon Schiele, avant l’hommage rendu à Stadler, tombé lui aussi au front, et qui quelques années auparavant avait traduit Péguy en allemand. Jean-Pierre Rioux relate comment la veuve de Péguy, avec Barrès, dut s’opposer à une rumeur qui courait, au sujet d’une correspondance entre Péguy et Stadler. Si le souvenir dès le début a été conflictuel, du moins Jean-Pierre Rioux montre-t-il que, par la suite, « il s’est densifié à plus juste compte » (p. 193). Certainement déjà avec le début de l’édition des œuvres complètes chez Gallimard, accompagnée de préfaces de grands hommes et de grands lecteurs. Parallèlement à cette publication et à la considération grandissante pour l’écrivain, se développent des traditions de l’héritage péguyste, que définit Jean-Pierre Rioux. Deux traditions qui « débordent largement » le « rayon gauche-droite » (p. 196). Les visions de Massis d’un côté, de Suarès de l’autre, attestent cet approfondissement de l’hommage. 


Le dernier chapitre tient de « l’esquisse » historique (mais au trait ferme) et de l’essai (p. 201). Il nous mène vers les années trente, avec Esprit, qui ne privilégie pas le lieutenant « un peu pantalon rouge » (p. 207), tandis que l’antifascisme et le coup des accords de Munich remettent le soldat en première ligne. Geneviève Favre, combattante, rédige ses propres Souvenirs pour Europe en 1938. Puis l’honneur péguyste de la Résistance face à la récupération vichyssoise. Remontant vers notre époque enfin, pour qui Péguy reste « non monnayable » (p. 217), ceci grâce à de nombreuses réhabilitations – alors même que l’audience de Péguy semble menacée par l’indifférence (parallèlement à la « démystication » moderne). À sa manière, Jean-Pierre Rioux répond en même temps à cette interrogation : dans quelle mesure la mort de Péguy est-elle représentative, et que représente-t-elle ? Jean Pierre Rioux pose alors les jalons d’une résonance de la pensée de Péguy aujourd’hui, en questionnant l’idée de « patrie », entre réalité et « récit » : toute une mise en abyme de son propre ouvrage. Que nous apprend Péguy sur la Grande Guerre, au moment des commémorations ? Il attire notre attention sur les « prémisses de la catastrophe » (p. 226). Romain Rolland expliquait que l’entêtement de Péguy à pointer la menace allemande ne s’accorda guère avec ses diatribes pertinentes contre le monde moderne. Jean-Pierre Rioux souligne cependant que Péguy, décidément « vaincu », reste un héros : « héroïsme », « à condition de s’entendre sur le mot » (p. 227). Mort temporellement pour des valeurs spirituelles – mais aujourd’hui, cette mort temporelle paraît à beaucoup « déplacée » (p. 288). Alors faut-il pour autant le dépouiller de cette inscription dans l’histoire ? Jean-Pierre Rioux insiste sur la maîtresse réalité, dans laquelle tient toute la cohérence de son déchiffrement du Péguy de 1914. Un homme qui s’est préparé à la guerre, non pas à une mort programmée et souhaitée : mais en espérant. 


Reste à souligner l’intérêt de la bibliographie et la très grande richesse des références : archives, généreusement citées et commentées, les études les plus récentes, et en particulier le recours aux Bulletins de l’Amitié Charles Péguy. Le travail d’Auguste Martin, puis des membres de cette Amitié, aux voix, aux sensibilités et aux compétences plurielles, trouve ici une preuve de sa fécondité.   


Pauline Bruley


Jean-Pierre Rioux, La Mort du lieutenant Péguy. 5 septembre 2014, Tallandier, 2014 

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