Péguy ou "une autre façon de philosopher"

Le 02/06/2014

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Les 14 et 15 mai s'est tenu un colloque à Paris consacré à Charles Péguy. Organisées à l'Ecole normale supérieure et à l'Institut catholique de Paris, ces deux journées de réflexion ont permis de (re)découvrir certains aspects de la pensée de l'écrivain et ce, grâce à des intervenants venus d'horizons variés. C'est justement cette « transversalité » dans la lecture de Péguy qui plaît à Camille Riquier (photo), professeur de philosophie et co-organisateur de ce colloque. Il a accepté de revenir sur ces deux jours de conférences. Entretien.





Amitié Charles Péguy : Quelles grandes caractéristiques de la pensée de Péguy avez-vous fait ressortir durant ces deux jours de colloque ?

 

Camille Riquier : Il est difficile de ressaisir les grandes lignes d’un colloque qui vient d’avoir lieu et dont l’essentiel échappe à ses organisateurs, Benoît Chantre, Frédéric Worms et moi-même. Nous fûmes les premiers à nous étonner de son succès. Et probablement avons-nous rencontré une demande à laquelle nous ne prétendions pas répondre initialement. Tout en se réjouissant bien sûr qu’une figure importante de la culture française soit ainsi redécouverte, Marc Crépon, concluant la première journée, a voulu y voir un signe que les temps vont mal, que nous sommes désorientés dans un monde de plus en plus désaccordé avec nos aspirations profondes et que c’est à ce titre que beaucoup ressentent le besoin de relire Péguy. Je ne serai pas si pessimiste. Mais combien de fois n’ai-je pas en effet entendu que le diagnostic porté sur le monde moderne est encore plus vrai aujourd’hui qu’il ne l’était du temps de Péguy, sur la domination de l’Argent, sur la défense de l’Ecole, sur la trahison de l’idéal républicain, etc. ? C’est précisément l’un des mérites du livre de Damien Le Guay, Les Héritiers de Péguy, que d’entendre par la voix de ses héritiers l’actualité d’un Péguy devenu désormais notre « contemporain capital ». Tout cela est vrai sans doute, et entre pour une bonne part dans l’audience nouvelle dont bénéficie Péguy, laquelle ne se dément pas depuis le colloque inaugural organisé au Sénat les 17 et 18 janvier dernier. Et probablement sera-ce le cas de toutes les manifestations qui se dérouleront cette année autour du centenaire de sa mort. Il y a une « actualité » de Péguy dont la commémoration a fourni le prétexte beaucoup plus que la cause.

Mais il faut aller plus loin. Tout le monde sait que Péguy s’est moqué des commémorations. À la bonne heure ; mais celles-là en sont-elles vraiment ? On commémore souvent cela dont on a perdu la mémoire, vénérant l’homme, ignorant l’œuvre. C’est alors la paupière à moitié close et les lèvres satisfaites que quelques mots nous reviennent, quelques mots bien choisis que nous prononçons à période régulière afin de saluer la grandeur d’un homme qui a fait ce que nous sommes. Et c’est bien l’office de Clio. Mais ce n’est ni ce que j’ai vu ni ce que j’ai entendu. Il y a des événements historiques qui sont déjà des commémorations, leur « zéroième anniversaire » (Clio, III, p. 1083). Ce fut pour Péguy le cas de la prise de la Bastille, si aisée à prendre qu’il a juste fallu que le peuple se baissât pour la ramasser tant elle était déjà fichue par terre, à l’image de l’Ancien Régime ; et il doit y avoir en retour des commémorations qui trahissent comme malgré elles des événements intérieurs, qui sont les plus profonds. Peut-être bien peu de choses réunissaient la plupart des conférenciers pendant ces deux journées, à l’exception de leur amour pour Péguy, mais cela suffisait. Pour beaucoup, ils n’étaient pas même des spécialistes de l’œuvre de Péguy ; mais tous la connaissaient intimement, parlant de lui, parlant d’eux-mêmes. On me dira bien naïf, mais il me semblait qu’à aucun moment nous n’avons parlé d’un mort. En cela ce colloque fut si singulier, si différent de ceux auxquels j’ai coutume de participer, qu’il laissait parfois deviner le feu intérieur qui animait secrètement tel ou tel, sitôt qu’il parlait de Péguy. Qu’on veuille bien me pardonner de ne prendre ici que deux exemples ; il y en aurait bien d’autres. Tout oppose Alain Finkielkraut et Edwy Plenel ; eux-mêmes s’opposent l’un à l’autre. Fallait-il que nous en fassions autant et que nous choisissions d’inviter l’un et non pas l’autre ? Fallait-il que nous affichions nous-mêmes nos préférences ? C’eut été confondre tous les plans et oublier qu’une pensée n’est vivante que prise dans les contradictions qu’elle continue de susciter. Nous découvrions là plutôt l’envers caché de leurs combats publics, où, sans déposer les armes, l’un et l’autre s’exposaient davantage en nous confiant là où allait leur cœur. Tout les opposent et en effet ils ne disent pas non aux mêmes choses, mais il arrive que le « Non » se retourne temporairement, comme ici le temps d’une conférence, et se découvre n’être que l’envers d’un « Oui », qui est celui d’une infinie gratitude et d’une fidélité sans faille, et qui seul éclaire leur parole dans son vrai jour.

Il faut ainsi voir dans la disparité des lectures qu’autorise Péguy et que ce colloque voulait faire ressortir une manière d’empêcher toute récupération, en invitant aussi bien à le lire directement, comme lui-même voulait qu’on lise. Associer l’ENS et l’ICP servait également à œuvrer en ce sens, pour la singularité d’une pensée dont aucune institution ne peut se prévaloir, dans laquelle toutes peuvent et doivent se reconnaître. Dissiper les fausses images qui s’interposent entre nous et l’œuvre et qui retiennent encore beaucoup de la lire, montrer une pensée libre et toujours agissante, telle était l’intention principale qui présidait à ce colloque.



ACP : On l'a vu durant ce colloque: le nom de Péguy croise celui de plusieurs philosophes (Bergson, Heidegger...). Dans quel courant ou contre-courant la pensée de Péguy s'inscrit-elle ?



Camille Riquier : Souligner la pensée de Péguy ne devait bien sûr pas servir à le retirer de l’histoire sociale et politique dans laquelle ses engagements prennent leur sens. Mais cela permettait de la situer dans une autre constellation, moins visible, de philosophies entre lesquelles elle brille de son éclat propre. Péguy a bien alterné entre l’engagement et le retrait, dans le silence duquel une pensée géniale s’est élaborée et dont l’œuvre en prose est toute pleine. Il serait d’ailleurs difficile de dire dans quel courant elle s’inscrit. Lui-même se désignait comme appartenant à la famille des réalistes, en lutte contre les penseurs systématiques, lesquels recréent un monde artificiel dont ils se rendent maître pour mieux désobéir au seul maître véritable, le monde réel. Bergson est celui qui arriva « à point nommé » en l’invitant à quitter les constructions imaginaires et à rejoindre la réalité même. Le bergsonisme de Péguy sur lequel Frédéric Worms et Jean-Michel Rey sont revenus est à cet égard primordial. Mais Péguy se prête peu à l’exercice scolaire de la comparaison et aucun des intervenants, à commencer par ceux que je viens de citer, n’a eu l’idée de le faire entrer de force dans des courants préétablis. Non seulement Péguy a eu des lecteurs aussi différents que Deleuze, Merleau-Ponty ou Walter Benjamin, mais lui-même n’a pu se dire philosophe qu’en réformant considérablement le sens qu’on devait entendre par là. Son échec à mener à bien la thèse de philosophie qu’il avait commencé d’entreprendre sous la direction de Gabriel Séailles (De la situation faite à l’histoire dans la philosophie générale du monde moderne) n’est un échec qu’au regard de la forme académique qu’elle aurait dû revêtir. Elle en dit long sur une autre façon de philosopher, qui voulait non pas mener à bien une thèse, en l’étayant sur d’innombrables documents, mais plutôt mener « à réel », c’est-à-dire déboucher sur une description du monde moderne. Quand Pierre Manent revient sur la prégnance du « point de vue historique » qui a gagné toutes nos façons d’appréhender le monde, il ne fait que prolonger la thèse de Péguy, en plus de lui donner une résonance toute actuelle.



ACP : Il semble que l'on assiste depuis quelques années à un renouveau de la réflexion autour de la pensée de Péguy. Comment cela s'explique-t-il ?



Camille Riquier : La pensée de Péguy a voulu prendre la radicalité qu’il estimait être celle de la philosophie, mais elle déborde de toutes parts et intéresse à la fin tous les champs de la vie et de la connaissance. Aussi elle ne laisse pas en retour de contester les disciplines qui prétendraient la contenir, y compris la philosophie. Il me faut l’avouer. C’est la première fois, co-organisant un tel colloque, que je sortais de l’espace clos de ma discipline et que je rencontrais non seulement des philosophes mais également des écrivains, des journalistes, des historiens, des littéraires, des politiques même. Et probablement n’en ai-je pas pris d’abord la pleine mesure, ayant conservé de vieux réflexes universitaires dont l’effet involontaire est de mettre des murs entre chacun. Ce sont ces murs qui se sont ici effrités, et des communications imprévues qui ont trouvé la lumière, à l’heure justement où la transversalité des savoirs est recherchée et rarement obtenue. L’œuvre de Péguy est par définition celle qui récuse toute distinction ou découpage scolaires qui obligeraient à appauvrir et à tronquer le réel dont elle veut être le témoignage. Je ne sais si c’est là la raison d’un renouveau de la réflexion autour de la pensée de Péguy, mais c’est aussi là qu’il y aurait à se laisser enseigner par elle. Elle est une pensée entière, indisciplinée et non disciplinaire, qui demande à chacun d’interroger ses habitudes acquises et les frontières qu’il s’était fixées jusqu’à maintenant. L’œuvre de Jean-Louis Chrétien est elle-même à l’image de cette réflexion plus ample et généreuse, et la conférence qu’il donna sur la notion de perte interrogeait déjà la pensée de Péguy dans toutes ses dimensions essentielles : théologique, philosophique et littéraire. Là encore je ne m’arrêterai que sur un seul exemple qui m’a semblé significatif. Par l’écriture même de Péguy, philosophie et littérature réalisent concrètement chez lui une espèce d’échange comme l’avait déjà bien souligné l’ouvrage de Pauline Bruley : les idées sont partout, le style et la manière sont partout également. Et on ne peut entendre les unes sans les autres, et inversement. Le style si singulier de Péguy adhère pleinement à sa pensée et l’empêche en retour de n’être qu’un geste, de n’être qu’une forme dont il faille seulement admirer la beauté littéraire. C’est très justement que Philippe Grosos pouvait ainsi s’interroger sur le style héroïco-tragique de Péguy et y chercher les motivations les plus profondes de sa pensée. D’une autre façon, Benoît Chantre pouvait mobiliser les œuvres de Corneille et de Hugo avec l’intention de ressaisir cette « histoire arrivée à la chair » dont parle Victor-Marie comte Hugo, et approfondir cette pensée si singulière de l’incarnation que Péguy avait cherché à formuler. Il faut donc en tirer toutes les conséquences et découvrir avec Péguy la philosophie partout où elle se trouve et pas nécessairement dans ses auteurs classiques. Péguy lui-même y insiste une fois de façon saisissante, quand il nous confie avoir découvert l’humain, le pathétique de l’homme et sa réalité, non pas dans Kant – dont toute l’œuvre s’articule pourtant autour de la question : « qu’est-ce que l’homme ? » – mais dans Sophocle : « pour un demi-chœur d’Antigone je donnerais les trois Critiques précédées d’un demi-quarteron de Prolégomènes » (III, p. 1248) et cela, ajoute-t-il, non pas seulement en beauté, mais « en vérité, en réalité, sub specie ac realitatis ». Voici peut-être l’un des effets bienheureux de ce colloque. Personne n’a pu approcher la pensée de Péguy sans qu’il fût par là même invité à repenser sa propre discipline, ses éventuelles insuffisances ainsi que les moyens qu’il y aurait de les surmonter.



Propos recueillis par Olivier Péguy



PS : A signaler les 4 émissions diffusées sur la radio France Culture à l'occasion de ce colloque. Plus d'information ici.



PS suite : plusieurs des conférences sont à réécouter en cliquant ici



 


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