Les dernières semaines de Péguy, par J.P. Rioux

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Le 01/08/2014

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Entre la mobilisation générale, le 2 août 1914, et la mort au front, le 5 septembre, comment se sont passées les dernières semaines de la vie de Charles Péguy ? L'historien Jean-Pierre Rioux y répond dans son livre "La mort du Lieutenant Péguy " (Editions Tallandier, 2014). Avec son aimable autorisation, nous reproduisons ci-dessous quelques extraits, permettant de suivre au plus près le lieutenant Péguy de Bourg-la-Reine jusqu'à Villeroy.



2 août 1914

« Il a voulu partir en paix, le dimanche 2 août 1914. En paix avec les siens et avec lui-même. Comme mille et mille autres, résolus ou résignés mais décidés à "y’aller puisqu’y faut". Fin des grandes manœuvres d’été des gouvernements, des états-majors et des diplomates depuis certain 28 juin à Sarajevo ! La France se mobilise, l’affiche blanche de la levée en masse est lisible partout, télégraphistes et gendarmes ont porté les feuilles de route aux officiers. La guerre est là, autant la faire une bonne fois pour toutes, et dignement. Et c’est ainsi qu’en moins de trois semaines à compter de ce 2 août zéro heure, 3 600 000 hommes sont placés sous autorité militaire puis 1 700 000 d’entre eux transportés dans la zone des armées, dont 1 300 000 prêts à combattre.

(…)

Charles Péguy a vécu lui aussi cet apprêtage intime du service de la patrie. L’"immense troupe" de la mobilisation générale et du branle-bas de combat, il en est viscéralement, de toutes ses forces. Et de surcroît il est de ce "parti des hommes de quarante ans" qui ont eu vingt ans à l’heure de la bataille des Droits de l’homme au temps de l’affaire Dreyfus, lui le lieutenant de réserve puis de territoriale qui se veut et se sent toujours d’active à quarante et un ans. Il est un avec tous. »



3 août 1914

(Péguy a quitté sa famille à Bourg-la-Reine la veille pour se rendre à Paris.)

« Tout l’après-midi, je l’avais accompagné dans Montmartre pavoisé, où il avait tenu à serrer une dernière fois la main de quelques amis. Dans la soirée, nous étions descendus, à pied, jusqu’aux Cahiers et je ne l’avais quitté qu’aux approches du dîner, à la porte de sa vieille amie, Mme Favre, chez qui il devait coucher. J’étais un peu las de notre longue promenade, que Péguy avait faite, lui, allègrement, avec la coquetterie d’un marcheur inlassable, et dont il avait dit en riant que c’était "sa dernière marche d’épreuve". »

Récit par Joseph Letaconnoux, ami de Péguy.



4 août 1914

« Le lendemain, 4 août, à 7 heures, comme il avait été convenu, je vais le prendre chez Mme Favre. (…)

A 9 heures, nous arrivons à la gare de Bel-Air où Péguy doit s’embarquer et prendre la conduite d’un détachement de 200 réservistes. Ce coin de banlieue, entièrement pavoisé, regorge déjà d’une foule matinale. Devant la gare ; gardée par des sentinelles, des réservistes nous crient : "c’est pour cet après-midi, mon Lieutenant ; le départ est retardé". …)

Un cabaret est tout proche. Nous demandons à déposer la cantine de Péguy. La salle est encombrée d’hommes chargés de musettes. Il y a là des paysans, des terrassiers reconnaissables à leur large pantalon de velours, des ouvriers parisiens surtout, qui crânent d’un air gouailleur. L’entrée de Péguy n’a jeté aucune gêne dans cette foule d’ouvriers, dont quelques-uns antimilitaristes d’hier sont aujourd’hui soldats résolus et enthousiastes. La plupart ont salué l’officier et les conversations, mêlées de blagues et de gaudrioles, continuent de plus belle. […] Quelques hommes qui ont servi sous Péguy, pendant leur période de réservistes, se font reconnaître et l’un d’eux nous aborde en disant : "Vous voyez, mon lieutenant, on est présent à l’appel. – J’en étais sûr", réplique Péguy. (…)

1 heure 30. Plusieurs buveurs se sont levés et sont partis. Les tables se vident. Nous empoignons la cantine et prenons à note tour le chemin de la gare. Péguy chantonne toujours La Carmagnole. Le train est en gare, mais les sentinelles interdisent encore aux hommes l’accès au train. Brusquement, Péguy me dit adieu, m’embrasse, fend la foule et disparaît dans la salle d’attente. »

Récit par Joseph Letaconnoux, ami de Péguy.



5-9 août 1914

« Du mercredi 5 au dimanche 9 août, plus de clair de lune. On passe de la mobilisation à la “concentration” prévue jusqu'au 12 et à l'issue de laquelle les unités mises en état de marche rejoindront leurs bases d'opérations par voie ferrée. Elles seront alors prêtes à passer à l'offensive générale prévue pour le 14 et qui doit enfoncer les Allemands entre Vosges et Sardennes, sans qu'on ait pris en compte en haut lieu qu'ils puissent emprunter aussi la route de l'ouest via la Belgique. Les hommes de la 19ème compagnie, celle de Péguy, du 5ème bataillon du 276ème restent au cantonnement tout en étant jetés sans délais dans les travaux pratiques. Ils sont habillés, armés et équipés: quasiment 30 kilos de barda, dont “l'as de carreau”, ce sac rigide qui peut éventuellement protéger le tireur couché, plus le fusil Lebel de presque 6 kilos avec sa baïonnette, le képi et le pantalon rouge, la capote bleu foncé, les brodequins neufs et donc à briser, un entrecroisement aléatoire de ceinturon, courroies et bretelles, trois cartouchières et la musette, le bidon et la gamelle, sans compter les objets personnels, plus de quoi bivouaquer, faire popote et éventuellement se laver ! Harnachés de la sorte, les hommes font et refont connaissance sur le tas, renouent avec la discipline, peaufinent le maniement d'armes et les mouvements collectifs de base d'une unité en campagne.»



10-11 août 1914

« (Le 10 août) à 7h09, le 5ème bataillon embarque à Coulommiers pour une destination inconnue. "Un train pavoisé et fleuri, a noté Boudon, […] nous emmenait vers l'Est, vers la grande lutte, la lutte de la France républicaine pacifique et contrainte contre la barbarie impériale d'outre-Rhin." Nul doute que Péguy aurait signé ces lignes-là. Ses gars aussi, mais peut-être avec moins de lyrisme. Par contre, un fait est attesté qui tourmente déjà ces soldats-citoyens : ils ignorent leur destination. (…)

Le mardi 11 août à 11h30, le convoi les débarque trois cents kilomètres plus tard, éreinté, à Saint-Mihiel, via Sézanne, Vitry-le-François et Bar-le-Duc, après plus de 26 heures à taper le carton, brailler ou roupiller tout en saluant de nouveau les civils toujours enthousiastes lors des nombreux arrêts (…). Voici la compagnie de Péguy face à la frontière, en pleine Lorraine des rives de la Meuse "rieuse", de la Woëvre humide et des plateaux des Hauts-de-Meuse. »



12-16 août 1914

« 36 heures après son départ de Coulommiers, le bataillon (de Péguy) s'écroule dans les granges de Loupmont. En pleine Woëvre, au pied de la côte, en vue de la frontière, au vif du déploiement stratégique français pour "l'offensive foudroyante".

Tandis que s'engage sans lui cette "bataille sans pitié", le 276e apprend la guerre d'organisation et de couverture du mercredi 12 au dimanche 16 août aux alentours de Loupmont. Sa 55ème division, à l'arrière de la la 40e de ligne qui ne pousse vers le Nord qu'à partir du 14, a en effet pour mission de tenir les arrières et d'interdire les routes conduisant à la Meuse. Le canon tonne plus à l'Est, les patrouilles de uhlans restent invisibles, les avions allemands, les taubes, croisent lentement dans le ciel, la nuit est zébrée par les rayons lumineux des forts allemands et français qui jalonnent la zone. Mais le 276e reste dans son rôle en creusant des tranchées, en posant des chicanes en avant des villages et en envoyant des informations sur le théâtre depuis la butte de Montsec. Chaque soir, tandis que le fourmillement des troupes et des convois ne cesse pas, ses compagnies rentrent à Loupmont pour la soupe, lisent le premier courrier qui arrive enfin. Et ils entendent, pas encore désabusés ou déjà un brin rigolards, la lecture des communiqués officiels emplis de nouvelles excellentissimes. »



16-23 août 1914

« Le 16 août à 7 heures, le régiment quitte Loupmont sous une pluie qui durera trois jours, pour encadrer un groupe du 45e d'artillerie. Direction Nonsard, quelques kilomètres plus au nord-est, en pleine zone brumeuse et boueuse, où il cantonnera jusqu'au 18.

De ce mardi 18 au dimanche 23, le revoici à l'action. Il s'installe sur la position de Viéville-en-Haye et la met en état défensif, puis détache sa 19e compagnie en garde à 4 kilomètres de là, vers la maison forestière de la Cabane, à la lisière de la forêt des Venchères, puis à la ferme Sainte-Marie-aux-Bois, une ancienne abbaye des Prémontrés d'où l'on peut surveiller la Moselle et Pont-à-Mousson. S'ensuivent des patrouilles jusqu'à la cote 327 le 21, des observations, l'organisation du cantonnement et des rondes, la rafle de vivres (…). »



23-25 août 1914

« A 21 heures le dimanche 23 août, le 276e est néanmoins remis en marche. Lancé dans la forêt de Bois-le-Prêtre, il gagne dans la nuit Pont-à-Mousson menacée, avec ordre d'y relever le 369e de Toul puis d'empêcher l'ennemi de franchir la Moselle. Celui-ci ne se présentant pas, il se positionne en ville et en garde les issues le 24. (…) Le régiment vit quelques alertes la nuit suivante. "Une reconnaissance essuie des coups de feu et a deux chevaux blessés", des maisons brûlent, pas de blessés : le Journal des marches du 276e laisse surtout entendre l'indécision et le regret de ne pas pouvoir se battre à visage découvert. »



25-28 août 1914

« Dans la nuit du 25, sous les obus allemands, la 55e division et donc le 276e reçoivent l'ordre de se replier.

S'ensuit un périple de trois jours qui le conduit à marche forcé jusqu'à la gare de Lérouville. Retiré du front lorrain, le régiment doit y embarquer pour renforcer, croit-il, les troupes qui font face à la vague allemande entre Belgique et Ardennes. Périple est le mot. Chaleur poisseuse ou pluies battantes, poussière et boue en alternance, harcèlement par des cavaliers allemands, zigzags entre des caissons démontés, des ambulances surpeuplées, des convois égarés et des combattants submergés, cantonnements d'alerte et l'estomac creux, tout va encore plus mal. Les hommes, gémissants sous le poids des paquetages, souvent les pieds en sang, la tête basse, sont angoissés depuis qu'ils ont appris en traversant Saint-Mihiel de terribles nouvelles : l'Alsace évacuée, Morhange perdue, échec dans les Ardennes, Charleroi ensanglantée, Maubeuge dépassée, les Belges laminés et les "Rosbifs" anglais qui flanchent devant Mons. Tous les engagements alliés sont des échecs sanglants et, décidément, la force des baïonnettes et des 75 français ne peut guère contre les tirs des Boches. »



28 août 1914

« Plus de 80 kilomètres plus tard, le vendredi 28 août à 11heures, ils s'affalent dans un train qui s'ébranle de Lérouville et qui les déverse vingt-sept heures plus tard de leurs wagons à bestiaux non pas vers le nord mais plus au sud : sur le quai de Tricot dans l'Oise, sur la ligne ferrée Amiens-Compiègne à quelques kilomètres de Montdidier et cent vingt de Paris. La Lorraine est derrière eux. (…) Extrait de ce front où l'ennemi n'a jamais pu être fixé dans le blanc des yeux, aucun d'entre eux ne peut imaginer qu'il sort à peu près indemne du premier acte, le plus sanglant, de la grande tuerie. En effet, depuis une semaine, près de 50 000 soldats français sont tombés (...) »



29 août 1914

« (Le) 276e a quitté la gare de Tricot vers 15 heures et est dépêché vers le nord en direction de Roye qui vient d'être occupée par les Allemands. En flanc-garde à gauche de la division, la 19e compagnie progresse dans la plaine, fatiguée, mal approvisionnée, par une chaleur terrible. Elle croise des réfugiés sur les routes : des voitures naguère assez rapides suivies par de lourds chariots traînés par des bœufs, des bourgeois endimanchés et du populo entassé, des enfants au sein et des vieillards pantelants, une vraie misère. Tous signalent que les Boches arrivent, ravageant tout sur leur passage. (…)

A travers les labours et les betteraves, la compagnie trouve un bivouac dans une ferme de Fescamps, d'où une alerte la déloge à 1h30, au matin du 30. »



30 août 1914

« Ce dimanche 30, (la compagnie) monte au feu à partir de 8 heures, près du village d'Armancourt, au ras de la route Montdidier-Roye. (...) Péguy a rabattu son képi sur ses yeux qui rillent d'une lueur farouche, il marche à côté de nous, au pas, comme à la parade : "Serrons les rangs, attention aux commandements ! Et de l'ordre, hein !". Pourtant, il n'y a toujours pas de contact physique. »



31 août 1914

« Le lundi 31, après trois heures de faux repos, c'est de nouveau le repli "en bon ordre", comme dit toujours le communiqué, droit sur Clermont et l'Oise. Les 250 hommes de la 19e, toujours sans sacs, toujours tenaillés par la faim et qui grapillent des pommes vertes "atroces" pour la tromper, ne comprennent toujours pas pourquoi la colonne ne fait plus face et se traîne en direction de Paris malgré les supplications des villageois et des réfugiés.

"Péguy et nos autres officiers ont peine à dissimuler leur déception d'être obligés de reculer ainsi devant les conquérants ivres de leur triomphe. (...) En arrivant à Rémécourt, la compagnie qui fond à vue d'oeil ne compte plus que 50 à 60 hommes. Le reste s'est éparpillé sur la route, malgré les efforts de Péguy qui a multiplié en vain les exhortations." (Récit par Victor Boudon)

(...) Le 276e se reconstitue péniblement le soir à Béthencourt. Il y trouve quelques provisions mais pas de pain, fait un peu de toilette aux pompes des cours de fermes, la première depuis une semaine, puis il s'écroule dans les granges. »



1er septembre 1914

« Le lendemain 1er septembre, la 19e est mise en réserve de la brigade dans un bois et doit rester en position d'attente des Allemands, face au nord. (...) Nonobstant, la gare de Tricot vient de sauter, tout est à feu et à sang sur l'arc Noyon-Compiègne-Clermont, l'ennemi canonne de toutes parts et semble percer droit sur Senlis et Chantilly. La brigade ainsi contournée doit donc faire de nouveau volte-face vers 18 heures. Direction Cantenoy, plus au sud. Nouvelle marche inquiète, nouvelle faim, nouvelle lassitude, nouvelles admonestations des gradés, nouveau cantonnement de quelques heures à Cantenoy, les Allemands débordent de partout : la retraite se précipite. »



2 septembre 1914

« Le mercredi 2 septembre, la division Leguay repart à 4 heures du matin, le 276epour une fois en tête. Tadis que l'ennemi dépasse Clermont, le régiment franchit l'Oise en catastrophe à Verneuil, à l'est de Creil, sur un pont de péniches que le génie dynamite juste après son passage. Puis il est porté en flanc-garde face à Senlis déjà bombardée et tous, la rage au coeur, ne peuvent que contempler la ville et sa cathédrale en feu. (...)

Relevé de sa flanc-garde vers 17 heures, le régiment repart et traverse la forêt de Chantilly. (...) "Vers minuit nous sortons de l'interminable forêt et arrivons à Coye où nous retrouvons le reste de la division dans un inexprimable désordre" (raconte Victor Boudon). Une courte pause d'une demi-heure et le régiment reformé repart vers Luzarchesà travers la forêt de Coye. Ordre est passé de coucher à la belle étoile, suivi du contre-ordre qui fait mal : c'est marche ou crève. »



3 septembre 1914

« Au petit jour, sur la route nationale un poteau indicateur porte "Paris, 22 kilomètres" et le spectacle y est affreusement contrasté. La 14e division d'active monte en bon ordre, croisant les troupes de réserve en retraite, qui s'abritent derrière des meules de paille, évacuent tant bien que mal vers la camp retranché de la capitale leurs blessés et leurs éclopés et attendent d'être fixées sur leur sort. (...)

Au soir de ce 3 septembre, la 19e est aux aguets plus qu'au repos, "face aux avant-postes allemands dont on aperçoit les sentinelles sur la lisière d'un bois, à moins de 300 mètres de nos lignes" (récit de Victor Boudon). La compagnie de Péguy, indique le Journal des marches, "est aux avant-gardes face à l'Est". Ses officiers occupent une belle bâtisse en contrebas, dite "couvent des Ermites", dont une ancienne grange médiévale a été transformée en chapelle XVIIIe un peu délabrée, avec jardinet et tombes alentour. Claude Casimir-Périer, qui popote avec l'ami Charles ce soir-là, se souviendra : "Péguy avait la veille cantonné avec ses hommes dans un vieux couvent et passé sa nuit à accumuler des fleurs aux pieds de l'autel de la Vierge" (...). »



4 septembre 1914

« Vendredi 4, la veillée d'armes

Joffre entérine l'initiative de Galliéni qui, ce 4 septembre au matin, a donné l'ordre à l'armée de Maunoury, renforcée à la hâte notamment par la 45e division algérienne encore fraîche et par celle de la cavalerie du général Sordet, de basculer hardiment vers l'est "avec la route de Meaux à Senlis comme axe de marche". »



5 septembre 1914

Voir le récit "Les dernières heures du lieutenant Péguy".





Source :

La mort du Lieutenant Péguy, Jean-Pierre Rioux, Editions Tallandier, 2014 (reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur).





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Par : jacques bascher

Note : Note 4

Titre : historien

Avis : il est très intéressant de compléter nos connaissances sur les combats et manoeuvres qui se sont dérouler à Senlis et dans les environs pour la protection de Paris, avant le retournement de la bataille de la Marne