Un lecteur de Péguy : Alexandre de Vitry
Le 16/12/2014
Alexandre de Vitry est attaché de recherche au Collège de France. Ancien élève de l’E.N.S. de Lyon, il est agrégé et docteur en lettres modernes. Il vient d'ailleurs de soutenir sa thèse de doctorat intitulée « L'individu et la cité dans l'œuvre en prose de Charles Péguy ». Pour ce faire, il a dû fréquenter assidûment l'œuvre de Péguy. De cette rencontre avec le fondateur des Cahiers de la quinzaine, il parle avec enthousiasme. En témoigne cette interview qu'il nous a accordée.
Amitié Charles Péguy : Comment en êtes-vous arrivé à Péguy ?
Alexandre de Vitry : J'ai découvert Péguy par plusieurs biais, en 2009. Un ami, qui le dévorait dans la Pléiade, me pressait de le lire. En même temps, je trouvais son nom partout cité dans l'œuvre de Philippe Muray, sur qui je préparais alors un livre, et qui faisait de Péguy un de ses grands précurseurs – en particulier dans sa conception du "monde moderne". Et pour finir, c'est surtout Éric Bordas, mon professeur à l'ENS de Lyon, qui m'a encouragé à ouvrir son œuvre, alors que je cherchais un sujet de thèse sur les écrivains "inclassables", dont l'œuvre tend à déjouer les catégories idéologiques habituelles.
J'ai donc acheté, chez un bouquiniste de Lyon, sur le quai Saint-Antoine, le tome 2 de l'ancienne Pléiade, que j'ai lu dans le désordre, immédiatement convaincu que c'était bien sur Péguy qu'il fallait que je travaille. Sans savoir encore bien quel serait, sur lui, mon propos, je fus frappé de constater à quel point Péguy différait de l'image que j'en avais. Auparavant, je voyais en Péguy, sans l'avoir jamais lu, un poète chrétien très antimoderne et virulent, à la Léon Bloy, avec un côté va-t-en guerre un peu désuet, couronné par la mort en uniforme ; ce que j'ai découvert était très, très différent, et c'était déjà une motivation suffisante pour me lancer dans une thèse sur son œuvre : redonner un peu de complexité à un auteur dont le nom est certes familier, mais dont l'œuvre et la pensée sont en réalité extrêmement mal connues.
Amitié Charles Péguy : Qu’est-ce qui vous plaît chez Péguy, dans sa vie, dans sa pensée, dans son œuvre, dans son style… ?
Alexandre de Vitry : Sans hésitation, c'est d'abord son style qui m'a frappé à la première lecture, dans sa singularité écrasante. Là encore, il y a une injustice dans sa postérité : on se souvient de Péguy, soit pour son exemplarité dans l'histoire (par le dreyfusisme, par le patriotisme), soit pour le témoignage spirituel qu'abrite son œuvre (ce qui tend à limiter trop souvent son public aux seuls catholiques). Or la première originalité de cette œuvre, à mes yeux, c'est une manière d'écrire extrêmement singulière, nouvelle, à la fois immédiatement identifiable et pourtant inimitable. C'est, avec Céline, l'un des grands chocs esthétiques de mon parcours de lecteur, et je crois que ce doit être la toute première raison de lire et de faire lire Péguy. De ce point de vue, si Péguy aime à se penser en continuateur des "classiques", j'aurais plutôt tendance à voir en lui un auteur expérimental – c'est-à-dire, somme toute, bien plus "moderne" qu'il ne l'aurait lui-même cru. Il y a, chez ce rationaliste convaincu, une folie du style, qui emporte tout le reste et donne à son œuvre sa force, et les armes pour traverser les siècles.
Amitié Charles Péguy : Pour vous, qu’est-ce qui rend la pensée de Péguy d’actualité ?
Alexandre de Vitry : Outre la force de son écriture, je retiendrais volontiers l'aspect de son œuvre et de sa personnalité qui a occupé mon propre travail : l'oscillation permanente (et jamais résolue) entre l'individuel et le collectif, entre la "personne" et la "cité". Chez lui, l'un fonde l'autre, et en même temps le perturbe : il n'y a pas d'ordre sans liberté, mais c'est l'impératif de liberté (jusque dans les formes violentes de la polémique) qui empêche que l'ordre se stabilise.
À ce titre, il me semble que Péguy a préfiguré (avec d'autres, bien sûr) une idée qui sera fondamentale dans la deuxième moitié du XXe siècle, au cœur notamment du discours anti-totalitaire (ce dont avait bien conscience, en particulier, la revue Esprit) : les pensées du progrès, même les plus souriantes, risquent toujours, autant et plus que les pensées politiques antérieures, de dériver vers des formes autoritaires (le XXe siècle aura largement donné raison à Péguy), si bien que toute pensée du collectif doit être fondée et tempérée par une pensée de l'individu et de la liberté, même s'il faut, pour tenir ensemble ces deux horizons, s'en tenir à une forme de contradiction fondatrice, jamais tout à fait résolue. Par ce biais, l'œuvre de Péguy est une ressource plus pertinente que jamais pour penser notre monde.
Amitié Charles Péguy : Quelle est votre œuvre favorite ? Pourquoi ?
Alexandre de Vitry : Cette question est particulièrement épineuse, surtout pour un lecteur comme moi, plus habitué à la prose de Péguy qu'à sa poésie. Si, dans les œuvres poétiques et dramatiques, les différentes œuvres sont assez autonomes, il est beaucoup plus difficile de bien distinguer les essais de Péguy (sans parler des œuvres posthumes), qui coulent comme un flux continu, chaque œuvre reprenant le fil de la précédente, sinon de toutes celles qui ont précédé.
Je botterai donc un peu en touche, pour dire que mon œuvre préférée de Péguy, c'est sans doute les Cahiers de la quinzaine. C'est-à-dire non seulement les essais "anthumes" de Péguy (et une partie de sa poésie), mais aussi les œuvres des autres collaborateurs, les Cahiers de "renseignement" ou de "courriers", les interminables "tables analytiques", etc. D'ailleurs, en se concentrant sur les Cahiers, plutôt que sur telle ou telle œuvre, on perçoit bien l'ambivalence de Péguy à l'égard de la question collective : ils sont une "cité", une "amitié", une institution pluraliste, mais ils sont aussi, malgré tout, l'œuvre d'un seul homme, l'édifice construit par Péguy lui-même, et auquel toute sa vie a été consacrée. L'œuvre de Péguy est régie par un "nous, Charles Péguy" en même temps que par un "moi, les Cahiers de la quinzaine".
Propos recueillis par Olivier Péguy