Péguy et les femmes (Colloque)
Le 27/11/2015
Les 3 et 4 décembre se tiendra à Lyon un colloque intitulé « Charles Péguy et les femmes ». (voir détails ici). Ces journées d’études sont organisées par Sarah Al-Matary, Charles Coustille et Alexandre de Vitry, trois jeunes et brillants chercheurs, spécialistes de Charles Péguy. Ils ont voulu mettre en lumière durant deux jours, les figures féminines présentes dans la vie et l’œuvre du gérant des Cahiers de la Quinzaine.
Nous reproduisons ci-dessous l’argumentaire rédigé par les organisateurs de l’événement.
Charles Péguy aimait-il les femmes ? La place que son œuvre réserve aux figures féminines, réelles ou fictives, signale en tout cas une relative singularité parmi des contemporains souvent prompts à les occulter ou à les déprécier. Si les œuvres évoquant Jeanne d’Arc sont alors courantes, le Mystère que Péguy lui consacre en 1910 a ceci de particulier qu’il se compose exclusivement de personnages féminins. Plus largement, son œuvre intègre maintes représentantes de la mythologie grecque, de la Bible ou des tragédies du Grand Siècle : Clio, Muse de l’histoire, l’aide à comprendre la profondeur du temps et l’irréversibilité du vieillissement ; Ève, Marie et Geneviève le protègent et lui permettent d’exprimer sa foi ; les héroïnes de Racine et Corneille lui désignent le mince écart qui sépare la cruauté du sacrifice. D’autres figures interviennent plus accidentellement : ainsi d’Hypatie, Bernadette Soubirous ou George Sand.
Ces femmes ne sont pas objets de désir ; leur corps est souvent absent. La pulsion libidinale – Roger Dadoun l’a montré dans L’Eros de Péguy (1988) ‒ ne vise guère la femme. Malgré un ton très personnel, la prose péguyenne répugne à évoquer la vie privée ; la sexualité, centrale dans le roman naturaliste de la fin du XIXe siècle ou dans la psychanalyse freudienne en formation, semble, pour Péguy, inabordable – dans ses « communications » fictives de lecteurs, il condamne sans ambiguïté les « ordures » du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau, paru en 1900.
Le Péguy qui, en route pour le front, avoue à son épouse la profondeur de son attachement, fut pourtant un grand amoureux : on sait la passion « endiguée » que lui inspira Blanche Raphaël. On connaît moins le rôle que Charlotte, son épouse, joua dans la constitution de son œuvre. À lire la correspondance de Péguy, il semble d’abord que ses souffrances furent avivées par l’attitude des femmes de son foyer, en particulier de son autoritaire belle-mère, Caroline Baudouin. Mais le conflit familial, inséparable des difficultés de gérance des Cahiers, et cristallisé autour de la conversion de Péguy, ne contraria pas sa production littéraire ; même, sans la bienveillance de Charlotte, l’écrivain eût-il pu s’enfermer des jours et des jours pour produire ses œuvres massives des années 1910-1914 ? Des travaux récents contribuent à nuancer l’image qu’ont donnée de Péguy les recherches consacrées à sa famille : il y faisait souvent figure d’homme faible, soumis à un matriarcat tyrannique, à rebours de l’autoportrait que brossait son œuvre ; plutôt que de renoncer à l’une ou à l’autre de ces images apparemment incompatibles, on peut tâcher de les faire tenir ensemble. La confrontation entre l’existence et l’œuvre de Péguy fait d’ailleurs apparaître une tension transversale : Péguy a vécu entouré de femmes, et il a bâti sa poétique sur des figures féminines ; pourtant, son œuvre évoque bien peu ses compagnes de tous les jours et ses grandes amies (l’index des Œuvres en prose complètes ne mentionne ni sa femme, ni Blanche Raphaël ou Geneviève Favre, à peine Jeanne Maritain ‒ la sœur de Jacques ‒, autant de femmes dont Péguy fut très proche). Ève et Jeanne d’Arc, si centrales fussent-elles dans son œuvre, indiquent aussi, par contraste, l’absence criante des femmes qu’il a connues. L’approche textuelle doit donc prendre en compte les supports génériques et être complétée par une étude des sociabilités de Péguy : non seulement il fréquenta plusieurs cercles constitués autour de figures féminines charismatiques, comme ceux de la très républicaine Geneviève Favre ou de l’actrice Simone, cousine de Julien Benda, mais il accueillit aux Cahiers, à plusieurs reprises, des collaboratrices peu évoquées dans la critique péguyste, comme la socialiste Louise Lévi ou Mathilde Salomon, traductrice du Chad Gadya ! d’Israël Zangwill.
Dans un paysage intellectuel volontiers misogyne, Péguy peut alors sembler, sinon « féministe », du moins gynophile. Quand d’autres polémistes s’emploient à déviriliser leurs adversaires ou à fustiger les « bas-bleus », Péguy commente les vers d’Anna de Noailles en des termes louangeurs, et il ne manque pas, dans les Cahiers de la quinzaine ou dans sa correspondance, de rendre hommage aux femmes, sans lesquelles l’harmonie sociale est impossible. S’il est sensible au travail du temps et à la manière dont s’entrelacent les générations (Jeanne ne serait pas sans Jeannette), Péguy exalte surtout les « femmes humbles », « vieilles », « pauvres », « bonnes ». Mais son admiration ne repose-t-elle que sur ces attributs de mère protectrice, certes résistante mais plutôt passive ? Ne construit-il pas également une féminité plus fougueuse et volontaire sur ce qu’il conviendrait d’appeler de « grandes femmes » (comme on parle de « grands hommes ») ? Quel regard portait-t-il sur Rosa Luxemburg, dont les Cahiers firent paraître un texte inédit, en juillet 1900, ou sur Louise Michel, présente dans plusieurs des Cahiers rouges de Maxime Vuillaume, que la revue de Péguy publia entre 1908 et 1914 ? Péguy prend-il position dans le débat sur les « questions féminines » ? On le sait sensible à la condition sociale des femmes – en témoigne l’attention qu’il porte aux métiers de bergère, rempailleuse, couturière, institutrice, en hommage à la mère et la grand-mère qui lui ont donné le goût de la belle ouvrage ‒ ; mais défend-il leur émancipation, à la façon de l’anarchiste Jean Grave, qu’il a lu attentivement ? S’il échappe au réflexe misogyne de bien des militants, force est de constater son silence sur la question du vote des femmes ou sur leur présence dans les luttes. Par ailleurs, son traitement de la figure féminine (allégorie de la Nature, de l’Histoire ou de l’Espérance, objet d’une poésie amoureuse traditionnelle) peut paraître assez conservateur : la femme future, chez Péguy, met de l’ordre ; elle a les traits d’Ève. Romain Vaissermann a bien montré combien l’écrivain restait attaché à une forme d’éternel féminin.
Enfin, il reste à étudier le rôle du genre féminin grammatical chez Péguy, dans le jeu pronominal ou dans la prolifération néologistique : s’y dégage-t-il des lignes de force, des procédés de subversion du masculin ou du féminin, ou encore un système du genre propre à sa langue ? Ce sont aussi les outils de la linguistique et de la rhétorique qui peuvent éclairer, dans son œuvre, le rôle des femmes, à travers le motif plus général de la féminité et du féminin.
La considération dans laquelle Péguy semple tenir les femmes explique-t-elle qu’il ait suscité l’intérêt de tant de lectrices ? De Gabriela Mistral à Françoise Gerbod, en passant par Anne Roche et Simone Fraisse, comment les femmes ont-elles lu Péguy ? À l’inverse, le parfum « viriliste » que peut aussi dégager son œuvre permet-il d’expliquer une partie des réticences de Simone Weil à voir en lui un précurseur de son propre Enracinement ? Ces diverses lectures sont-elles d’ailleurs nécessairement genrées ? À l’heure où le comédien et metteur en scène Samir Siad joue Clio déguisé en femme, qu’apprennent de Péguy les gender studies ? Enfin, comment les œuvres d’Hannah Arendt ou de Simone Weil dialoguent-elles, même à distance, avec celle de Péguy ? Comment expliquer que la seconde, malgré son aversion pour Péguy, ait pu si régulièrement intéresser ceux qui précisément étudiaient l’œuvre du directeur des Cahiers de la quinzaine, comme Géraldi Leroy, Jacques Julliard ou Benoît Chantre ?
Les journées d’étude « Péguy et les femmes », organisées les 3 et 4 décembre 2015 à l’université Lumière Lyon 2, sont ouvertes à toutes les approches (thématique, biographique, psychanalytique, sociologique, linguistique, génétique, gender, etc.) susceptibles d’éclairer les multiples perspectives que dessinent l’intitulé.
En cliquant sur l'icone PDF ci-dessous, vous obtiendrez la plaquette de présentation de ces journées d'étude.