De l'art difficile de commémorer
Le 20/02/2017
de l’art difficile de commémorer
Introduction au n° 156 du Bulletin de l’Amitié Charles Péguy,
« Villeroy, mémoire d’avenir » octobre-décembre 2016.
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La commémoration est un art difficile et toujours un enjeu. Nous le savons certainement mieux que d’autres tant la postérité de Péguy et de son œuvre a été houleuse, controversée, objet de manipulations, de détournements, mais aussi de fidélité. Péguy nous a mis en garde d’ailleurs contre de tels dangers en insistant sur la responsabilité que nous avions entre les mains. Nous avons tous en tête les pages de Clio consacrées à ce pouvoir immense que chacun d’entre nous détient, ce droit de découronner une œuvre, celui de faire une mauvaise lecture d’Homère[1]. Nous sommes à la merci de ceux qui nous survivront, fragiles comme « un petit lapin de garenne » pour reprendre les mots de Péguy, comme s’il avait lui-même pressenti ce à quoi il s’exposait. Et l’histoire ne l’a pas démenti. Il en est de la mémoire comme de la lecture. Se souvenir n’est-ce pas d’une certaine manière lire un homme ou une femme, un événement ?
Commémorer c’est faire mémoire d’un événement, d’une personne. C’est un acte collectif, la plupart du temps. Encore qu’il puisse être l’œuvre d’un seul. Quelle qu’en soit la forme – une manifestation politique, culturelle, une fête, un recueil de poèmes (un tombeau), une messe… – ou la tonalité – triste ou joyeuse – il s’agit de l’une des nécessités humaines les plus profondes. L’honneur aux morts, le rappel des événements qui ont marqué le passé, le souvenir des naissances – fêter un anniversaire n’est-ce pas tout simplement cela ? – sont parmi ces actes invariablement humains qui nous distinguent des bêtes. Et faire mémoire est l’un des moyens que l’homme a trouvé pour se dresser contre le temps en s’inscrivant dans une lignée, dans une histoire, dans le passé, et espérer, pour lui aussi, une postérité. Commémorer c’est faire cause commune contre le néant pour qu’il n’emporte pas tout.
Mais la commémoration n’est pas seulement un acte humain qui répond à un besoin existentiel profond. Elle est aussi une nécessité politique. Les enjeux sont alors plus complexes et les risques de « découronnement » plus grands. La déformation que la mémoire collective fait subir à un événement, un parcours, une œuvre peut être déjà en soi inquiétante mais lorsque des fins politiques – même bienveillantes – orchestrent l’ensemble la perspective peut être, plus encore, effrayante.
De ce point de vue, la Grande guerre est sans doute l’événement qui a connu le phénomène le plus rapide, le plus ample et le plus intense de cristallisation mémorielle collective. Que le pays tout entier se soit couvert de monuments aux morts témoigne de cet envahissement de toute une société par le souvenir. Les textes de Jean-Pierre Rioux et de Denis Pernot qui figurent dans notre dossier consacré à Villeroy montrent bien à quel point, immédiatement, la première commémoration des combats, un an après le 5 septembre 1914, fut un enjeu politique. Cent ans plus tard, la querelle qu’ils décrivent autour de la présence ou non de Barrès devant la tombe de Péguy et de ses camarades semble d’une incroyable indécence. Il y a là un risque permanent attaché à tout usage politique de la mémoire.
C’est une question à laquelle l’Amitié Charles Péguy a été confrontée le 11 novembre 2011, lorsque le président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, avait voulu rendre hommage à Charles Péguy, en l’évoquant dans son discours au cours des cérémonies célébrant l’Armistice puis en déposant une gerbe au monument de Villeroy. Le péguysme soudain de ce personnage politique laissait songeur. Certains refusaient de s’associer à cette manifestation. D’autres estimaient que la République honorant Péguy, il était difficile de ne pas faire acte de présence. Aucun n’avait raison ; personne n’avait tort. C’était là question d’opinion et non de vérité. Mais on voit bien toutes les ambiguïtés de l’exercice. Dans un texte paru sur le site Atlantico, En célébrant Péguy, Sarkozy peut fêter à la fois Jeanne d’Arc et Jaurès, Romain Vaissermann avait, à l’époque, trouvé la bonne distance. Il fallait se réjouir que la République, incarnée par son Président, rende ainsi hommage à notre grand homme sans être dupe des objectifs politiques de l’entreprise que Vaissermann qualifiait de « sous-panthéonisation intéressée et rusée »[2]. Il fallait aussi être vigilant sur la manière dont cet hommage serait rendu pour éviter toute manipulation. Bref, il fallait accepter une reconnaissance que Péguy n’aurait peut-être pas déniée mais être prêt à bondir en cas de hold-up inacceptable. Finalement les mots prononcés par le chef de l’Etat furent loin d’être indignes et ceux qui assistèrent à la cérémonie à Villeroy gardent le souvenir d’un moment de recueillement, plutôt sobre et décent.
Plus que l’usage politique – vieux comme le monde – qui peut être fait de la commémoration, deux évolutions nous semblent plus remarquables et, pour tout dire, préoccupantes.
La première est cette tendance contemporaine à se réfugier dans la commémoration. Car au-delà même de l’usage politique qui en est fait apparaît aussi un usage social. Le règne de l’émotion est aujourd’hui une évidence. En soi, rien de choquant à ce qu’une société exprime ses émotions. La commémoration des attentats de 2015 était un devoir moral et une nécessité sociale. Mais on sent bien, dans notre société, une tendance à se recroqueviller sur le passé, à regarder sans cesse dans le rétroviseur mémoriel au lieu d’aller de l’avant. Qui plus est, à rebours de la tendance que dénonçait avec esprit Philippe Muray autour du fameux homo festivus, il nous semble que de plus en plus on substitue aux célébrations joyeuses – le 14 juillet, qui est désormais endeuillé à jamais – le désir compulsif de commémorer les malheurs des temps passés, plus ou moins proches. Sous l’empire du devoir de mémoire, la commémoration se teinte de commisération. Compassion à tous les étages pour une société hédoniste ; tel est le paradoxe d’un monde qui a substitué aux sentiments la sentimentalité. On est ému d’être ému. C’est une nouvelle manière, commode, d’être vertueux.
La seconde tendance qui peut mettre mal à l’aise est cette implication de l’appareil administratif dans l’acte de commémorer. Il y a quelque chose d’un peu glaçant dans le fait que cette émotion mémorielle est en grande partie administrée. On délivre en quelque sorte des permis de souvenir comme des permis de construire. Il existe un Haut Comité des commémorations nationales qui publie chaque année un ouvrage volumineux – tout à fait passionnant au demeurant – où sont recensés tous les personnages ou les événements qui pourront être honorés. Parfois, cette liste suscite des polémiques comme lorsque Céline, mort en 1961, y apparut en 2011. Fallait-il que la République propose ainsi de le célébrer, en dépit de son antisémitisme répugnant ? On ergota en proposant finalement de ne plus parler de célébrations mais de commémorations – le Haut Conseil vit son nom changer en conséquence –, terme jugé plus neutre et moins compromettant pour l’Etat. En 2008, le Gouvernement préoccupé de la multiplication des commémorations publiques demanda à une commission présidée par l’historien André Kaspi de faire des propositions pour « la modernisation » de ces commémorations. Une manie française sans doute que cette administration à tous les étages, y compris à celui de la mémoire.
Reste que, comme nous le disions d’entrée, commémorer, se souvenir, cela fait partie de notre humanité. La fidélité, la reconnaissance, le recueillement nous sont indispensables, individuellement et collectivement. Mais revenons à Villeroy. Comme le rappelle Claire Daudin quand elle évoque ces journées de septembre passées à l’endroit même où tomba Charles Péguy et ses camarades, il y a une forme de simplicité dans cette volonté de témoigner notre reconnaissance à ces hommes qui ont défendu leur pays au prix de leur vie, à l’endroit même où l’ennemi s’était porté, au plus près de la capitale. Une messe pour ceux qui croient, une promenade dans cette longue allée ombragée qui de Villeroy nous conduit jusqu’à la croix érigée, comme le rappelle Pierre-Yves Le Priol, il y a quatre-vingts ans, puis le recueillement devant la Grande Tombe. Ceux qui sont là ne le sont pas pour obtenir des voix, passer dans les journaux, se montrer ; ils sont là gratuitement, pour se souvenir et dire ce qu’ils doivent à des hommes dont les plus âgés avaient à peine quarante ans et qui laissaient derrière eux des femmes, des enfants, des amis, une vie. Commémorer, un art difficile mais profondément humain.
Eric Thiers
[2] http://www.atlantico.fr/decryptage/peguy-sarkozy-11-novembre-armistice-jeanne-arc-jaures-romain-vaissermann-221672.html. On se souvient de la manière dont Nicolas Sarkozy avait fait usage de Jaurès lors de sa campagne présidentielle de 2007. On renverra aussi au numéro du bulletin de l’Amitié consacré à Péguy et les grands hommes avec un dossier consacré à sa panthéonisation (n° 138, avril-juin 2012).