Un lecteur de Péguy : Patrick Kéchichian
Le 24/10/2011
Né en 1951 à Paris, Patrick Kéchichian est critique littéraire (longtemps au Monde, aujourd'hui à La Croix) et écrivain. Il a publié quatre livres au Seuil : Les Usages de l’éternité. Essai sur Ernest Hello (1993) ; Les Origines de l’alpinisme. Exercices spirituels, (2001) ; L'Aiguille de minuit. Carnets de l'Alpiniste (2004) ; Des Princes et des principautés. Pamphlet (2006). Et chez DDB, avec S. Breton et P. Morel, La Conversion de saint Paul (2001). En septembre 2009 il a fait paraître un Petit éloge du catholicisme (Gallimard). Chez le même éditeur, il vient de publier un essai sur Jean Paulhan, Paulhan et son contraire.
L'intégralité de cet entretien est à lire dans le prochain bulletin de l'Amitié Charles Péguy.
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L’Amitié Charles Péguy : Comment avez-vous fait la rencontre de Péguy - car on peut sans doute parler de rencontre ?
Patrick Kéchichian : La rencontre a eu lieu sur le versant religieux, chrétien. Je me souviens, vers l’âge de vingt ans, avoir été frappé par une chose assez élémentaire, évidente sans doute : la grandeur et surtout la magnifique diversité de la littérature catholique du XXe siècle, avec ses trois phares : Péguy, Bernanos et Claudel. (…) Des œuvres monumentales donc qui ont en commun un enracinement dans le Christ. Chacune, suivant son propre chemin, sans rien céder sur la force et la loi de cet enracinement. Trois idiosyncrasies, trois styles fortement singuliers et différenciés, trois situations dans le siècle et face à la modernité, trois ordres de pensée et d’action, trois tempéraments et itinéraires de vie. (…) A mes yeux de jeune homme sortant un peu sonné et déboussolé de Mai 68 et se posant, d’abord dans un grand désordre, des questions d’ordre spirituel, cette galaxie exerçait un fort attrait.
Mais revenons à Péguy, que je commençai à lire vraiment dix ans plus tard, au moment de ma propre conversion. (…) La vision du christianisme que Péguy proposait n’était pas pour moi, rôdant avec timidité et balbutiant autour du Tabernacle, la plus aisée à aborder. Les grandes vues spirituelles et dramatisées de Bernanos, l’élan du verbe claudélien, la dimension cosmique de son œuvre nourrie de la Sainte Ecriture, me semblaient plus accessibles, plus directement lisibles. Péguy, c’était l’histoire et la mystique de la France profonde, du terroir (même s’il est parfaitement ridicule de le réduire à cela). Fils d’immigrés, né à Paris mais tout de même fort étranger à ces racines, j’avais plus de mal à aborder son œuvre. Et puis un jour, je ne me suis plus senti étranger. Et je pense que Péguy m’a grandement aidé dans cette (autre) secrète conversion. Cette France chrétienne, avec ses saints patrons, avec Jeanne d’Arc et saint Louis, avec aussi Corneille, Hugo, avec Dreyfus, cette France chrétienne et (solidairement) républicaine qui avaient accueilli, au milieu des drames du siècle, mes parents modestes et sans culture, je pouvais enfin la dire mienne. Mienne intégralement, pleinement, hors de toute hiérarchie liée à l’origine. J’appartenais. « On est toujours de quelque part, on est toujours de quelque chose et de quelqu’un dans la chrétienté », dit Jeanne… Je n’en tirai pas fierté pour moi-même, mais acceptai avec reconnaissance cette précieuse invitation. De même, la langue française dans toutes ses inflexions, dans la richesse de ses nuances, dans son rythme propre, dans sa beauté plurielle, j’avais l’entière liberté, grâce à l’égalité républicaine, d’en devenir, modestement, à mon niveau, l’amoureux desservant. (…)
L’Amitié Charles Péguy : Péguy est un écrivain à plusieurs visages : poète évidemment, polémiste, historien, philosophe, journaliste, critique littéraire… Quel est celui qui vous touche le plus ?
Patrick Kéchichian : Je ne peux pas choisir. De plus, je ne suis pas un spécialiste de Péguy. La connaissance que j’en ai est incomplète. Mais ce qui me touche le plus, ce dont je suis convaincu, c’est l’unité de l’œuvre et de la personne de Péguy. On sait combien, depuis sa mort et même de son vivant, on a essayé de le découper en tranches, de le séparer de lui-même ou de le mettre en contradiction avec lui-même, de lui inventer de brusques revirements. (…)
Contre toutes ces déformations, souvent intéressées, il faut faire l’effort de restituer Péguy à cette unité – même si lui-même, je crois, se méfiait de ce mot. Quant à ces différents rôles, jusqu’à celui de gérant des Cahiers de la Quinzaine, ils sont complémentaires, convergent, forment sa personnalité. Au travers de toutes ces figures, c’est celle d’un homme, inquiet, puissant et fragile, excessif et d’une infinie délicatesse, toujours sur la brèche de penser, d’agir, de vivre, que je retiens.
L’Amitié Charles Péguy : Est-ce que la manière de Péguy critique vous a intéressé, en tant que critique littéraire au Monde, et maintenant à La Croix ?
Patrick Kéchichian : Ce que le journalisme est devenu depuis Péguy appellerait de longs commentaires, des analyses. Et des déplorations. Quant à la critique littéraire, dans son évolution, dans son devenir (dans la presse notamment), il y aurait, là aussi, beaucoup à dire et encore plus à déplorer. Mais rien, jamais, n’empêche un critique de bonne volonté (je préfère cette figure à celle du critique, ou de l’écrivain, d’exception, de génie...) de revenir, individuellement, à quelques règles de base et à une saine conception de son métier. Rien ne l’empêche non plus, même si le temps lui manque, de réfléchir, durant ses loisirs par exemple, à sa pratique. D’Albert Thibaudet à Jean Paulhan, de Charles Du Bos à Maurice Blanchot et à l’Ecole suisse (je pense à l’indispensable Jean Starobinski), cette réflexion a été ouverte, le demeure. Mais les critiques, du fait qu’ils travaillent dans les journaux quotidiens, sont nerveux, affairés, sollicités, enjôlés, pressés par l’actualité éditoriale. Le contenu réel et la portée des livres qu’ils reçoivent (c’est vrai, à leur décharge, en masse...) passe au second plan. Dès lors, il leur devient presque naturel de « s’égarer en révérences niaises », comme disait Paulhan.
J’aime beaucoup ces pages du Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne dans lesquelles Péguy, relisant Homère (malade, il a «la tête libéré et saine» et redevient un de ces «lecteurs purs, qui lisent pour lire, non pour s’instruire, non pour travailler…»), s’interroge longuement sur l’acte de lire – et donc de critiquer. A partir de sa célèbre formule selon laquelle « la lecture est l’acte commun, l’opération commune du lisant et du lu », il parle, va jusqu’à parler d’un « réel achèvement de l’œuvre ». La critique (même s’il ne la nomme pas) est ainsi « une mise en œuvre, un achèvement de l’opération, une mise au point de l’œuvre, une sanction singulière, une sanction de réalité, de réalisation, une plénitude faite, un accomplissement, un emplissement. (…) Elle est ainsi littéralement une coopération, une collaboration intime, intérieure ; singulière, suprême ; une responsabilité ainsi engagée aussi, une haute, une suprême et singulière, une déconcertante responsabilité. » Je trouve cette idée plus intéressante, plus féconde, que toutes les sottes et arrogantes considérations sur la supériorité de l’écrivain, de l’artiste, par rapport au critique. C’est moins, à mes yeux, une manière de rehausser ou réhabiliter le travail de ce dernier, que de ramener l’œuvre, aussi haute soit-elle sur ce terrain commun (Hugo, disait Péguy, est « essentiellement et entre tous un homme commun et un homme du commun »), ouvert à une « coopération, une collaboration intime, intérieure ». Cela étant dit, faire le critique dans les journaux (à La Croix aujourd’hui comme naguère au Monde), reste pour moi une activité utile, nécessaire, parfois déprimante, souvent heureuse et enrichissante. Et Péguy est l’un de ceux qui continuent de m’apprendre à « lire d’homme à homme ».
Propos recueillis par Pauline Bernon, de l'Amitié Charles Péguy.
L'intégralité de cet entretien est à lire dans le prochain bulletin de l'Amitié Charles Péguy.