« Péguy et les nouveaux orléanistes »

Le 18/02/2012

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L’hebdomadaire Témoignage Chrétien publie une série d’articles consacrés à Charles Péguy. Ils ont été rédigés par Charles Coutel, directeur de l’Institut d’étude des faits religieux à l’Université d’Artois, auteur de L’hospitalité de Péguy. Le premier de ces articles est paru dans le numéro 3479 de TC. Il est intitulé « Charles Péguy et les nouveaux orléanistes ». En voici l’intégralité, reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et de Témoignage Chrétien.



 



Charles Péguy et les nouveaux orléanistes

Par Charles Coutel



SÉRIE (1/4) - Près d’un siècle après sa mort, Charles Péguy continue d’être cité, sans forcément être lu. Sa philosophie de l’hospitalité et sa dénonciation de « l’orléanisme » pourraient pourtant secouer notre époque.



Dans son allocution du 11 novembre 2011, le président de la République cita Charles Péguy (« Heureux ceux qui sont morts… »). À Villeroy, il déposa aussi une gerbe devant la stèle érigée en  l’honneur du poète tombé le 5 septembre 1914.

Perdure ainsi la manipulation nationaliste de Péguy, engagée par Maurice Barrès dès 1915. Il s’agissait alors d’annexer dans le camp réactionnaire un des grands défenseurs de Dreyfus, auteur en 1910 du bel hymne à la liberté : Notre jeunesse. Ce texte fameux s’organise autour de la distinction, que les élus politiques actuels se gardent bien de méditer, entre la mystique et la politique.

La mystique est le surgissement matinal et inaugural de nos convictions politiques, philosophiques voire spirituelles : c’est la promesse de demeurer fidèle à nous-mêmes et de ne pas tuer cet esprit dans les institutions et les hiérarchies où nous nous engageons pour défendre ces convictions.

Or Péguy, républicain vigilant et libertaire courageux, avertit : tout esprit peut se trahir dans la durée et la hiérarchie ; c’est l’origine du processus de « cléricalisation », qui n’est pas l’apanage des seules religions. Ainsi les mystiques (chrétienne, juive, socialiste, républicaine) vont s’entendre entre elles et se respecter. Mais elles vont aussi se dégrader en politiques, c’est-à-dire en exploitation électorale et parlementaire des idéaux.

Toutes les politiques vont s’entendre entre elles contre toutes les mystiques. Mieux : Péguy s’en prend par avance à ses propres amis socialistes et républicains, notamment lors des débats de la loi de 1905. Proche des positions d’un Clemenceau, il prévient : vous deviendrez vous-mêmes des « cléricaux » si vous persécutez, au nom de la République, les croyants.



Connu mais pas lu



Voilà pourquoi la lecture tronquée de Péguy, comme ce fut le cas et comme ce pourrait être le cas lors du processus de « panthéonisation » en 2014, est inacceptable. Il ne manque que d’enrôler la Jeanne d’Arc de Péguy à la tête des défilés du Front national ! Or, ces manipulations nous font passer à côté de l’essentiel, comme le disaient les compagnons de route de Péguy. Dès 1931, Emmanuel Mounier écrit : « Péguy fend l’air devant nous… » Georges Bernanos prophétisait en 1943 : « Son heure sonnera… »

Péguy semble connu et célébré mais il n’est quasiment pas lu ! On trouve pourtant dans son œuvre, outre un style inimitable, deux intuitions qui méritent toute notre attention : d’abord, une philosophie de l’hospitalité comme rapport fondamental aux autres, au monde et à Dieu. Ensuite, une théorie critique de ce qu’il appelle « l’orléanisme », un processus de trahison inaperçue de soi.

Depuis ses premières œuvres (en 1896, Premier Dialogue de la Cité Harmonieuse et, en 1897, Jeanne d’Arc) jusqu’au vaste poème Ève (1913), Péguy médite sur le paradoxe de l’Hospitalité : celui qui reçoit est reçu, celui qui est reçu reçoit. Le poète y voit le secret de notre rapport à la Langue, à la Patrie, à l’Amour et au Salut.

Chacune de ses œuvres approfondit cette hospitalité universelle en intériorisant un épisode de la vie du poète ; Notre jeunesse est une vaste méditation sur l’Affaire Dreyfus ; L’Argent (1913) est une reprise accueillante de toute l’enfance à Orléans et dans l’école républicaine.

Hospitalité de la famille, de l’école et de la République ! C’est ainsi que Péguy va prendre comme guides des personnages qui ont fait de leur vie un lieu d’accueil et d’humilité : Jésus, Jeanne d’Arc, Polyeucte, les amis dreyfusards, Clemenceau, Bernard Lazare.



Traître



Mais ce paradoxe de l’Hospitalité, surmonté par l’Amitié et l’Espérance, se heurte à la dureté du monde moderne fasciné par l’Argent, le Pouvoir et l’orgueil du Parti intellectuel officiel.

Le 15 mars 1904, Péguy prévient ses amis républicains et socialistes tentés par la carrière politique et parlementaire : « La fidélité, la constance dans l’action ne consiste pas à suivre dans la voie de l’injustice les anciens justes quand ils deviennent injustes. » Péguy accepte même le risque d’être pris pour un « traître » quand il persiste à défendre l’Hospitalité dans un monde moderne inhospitalier.

Le 17 juillet 1910, on lit dans Notre jeunesse : « Quand un homme de cœur, pour demeurer fidèle à une mystique, refuse d’entrer dans le jeu de la politique […] les politiciens ont accoutumé de le nommer d’un petit mot bien usé aujourd’hui : “ traître ”. Qu’on le sache bien, c’est ce traître que nous avons toujours été et que nous serons toujours. »

Le « traître » Péguy nous dira pourtant comment s’opère une autre trahison, la vraie : celle de soi par soi, par laquelle les mystiques deviennent des politiques.

Cette trahison a un nom : l’orléanisme. On appelle orléanisme le processus par lequel la branche des Orléans remplaça celle des Bourbons à la tête de la monarchie française en 1830. Péguy voit là l’image d’un mouvement général du monde moderne, en y incluant le christianisme. Dans l’Argent, on peut lire : « Le peuple s’est acharné à tuer le peuple […] un peu comme la famille d’Orléans […] s’est acharnée à tuer le roi. Tout ce dont nous souffrons est au fond un orléanisme ; orléanisme de la religion ; orléanisme de la république. »



Fascination pour l'Argent



L’orléanisme serait ainsi le secret de ce capitalisme triomphant dans la Monarchie de Juillet (le « enrichissez-vous ! » de Guizot) et dans la théorie scientiste du Progrès.

Chez les socialistes et les républicains, mais aussi chez les « chrétiens modernes », on trouve la même fascination pour l’Argent, la même idée naïve que ce qui nous vient du passé est dépassé, la même rage à détruire la culture humaniste héritée, le même goût pour les « idées générales » et les « bons sentiments ». Voilà pourquoi, contre l’orléanisation des esprits, et comme le souhaitera aussi Emmanuel Mounier, Péguy en appelle à « refaire la Renaissance ».

L’histoire dira si l’on peut appliquer aux candidats de l’élection de 2012 les analyses de Notre Jeunesse fustigeant les dérives des mystiques en politiques, si Nicolas Sarkozy est l’orléaniste en chef du gaullisme et François Hollande celui du jauressisme.

Comment réinstituer et réapprendre la République ? Fauché en septembre 1914, Péguy nous laisse sans réponse. Mais si nous devions continuer le processus de sa panthéonisation, il faut s’attendre à quelques surprises.

Évoquant l’œuvre de Péguy, Daniel Halévy parlait en 1918 d’un « vaste appareil de bombes à retardement ». À nous de les reconnaître avant qu’elles ne nous explosent à la figure.



Pour notre part, nous en voyons trois, que nous nous proposons de développer ces prochaines semaines : notre rapport à l’argent, notre rapport au pouvoir, et notre rapport à nous-mêmes.



Charles Coutel est directeur de l’Institut d’étude des faits religieux à l’université d’Artois. Il a récemment publié Hospitalité de Péguy, Desclée de Brouwer, 162 p., 15 €


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