L’hebdomadaire Témoignage Chrétien a publié une série d’articles consacrés à Charles Péguy et rédigés par Charles Coutel, directeur de l’Institut d’étude des faits religieux à l’Université d’Artois. Voici le quatrième et dernier volet de cette série. Il a été publié dans le numéro 3983 de TC. Il est intitulé « Charles Péguy et la fascination de soi ». En voici l’intégralité, reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et de Témoignage Chrétien.

 

Charles Péguy et la fascination de soi

Par Charles Coutel

SÉRIE (4/4) - Après la fascination de l’argent et celle du pouvoir, Charles Péguy nous prévient : nous risquons de rester fascinés par nous-mêmes et de nous oublier par la même occasion.

Comme le redoutaient à la fois Tocqueville et Flaubert, les démocraties modernes et bourgeoises allient la dictature des « idées générales » et la « tyrannie de la majorité ».

Peu à peu, nous nous éloignons de nous-mêmes en nous identifiant trop à nos appartenances. Nous devenons « suivistes » à notre insu et nous adhérons sans critique à un camp, à un parti, à tel ou tel candidat.

Péguy respecte, bien entendu, le verdict des urnes. Mais il avertit que pour garder l’estime de soi, chacun se doit de devenir le résistant de sa propre cause et de son propre parti.

Dans sa revue les Cahiers de la Quinzaine, il résiste aux conformismes de ses propres amis républicains, socialistes et dreyfusards.

Cette résistance lui permet de réfléchir sur les conditions par lesquelles une opinion majoritaire pourrait demeurer publique, c’est-à-dire soucieuse de l’intérêt général et du Bien commun.

Cathédrale

Cette résistance dans la durée impose un souci constant du mot juste, de l’idée claire et des problèmes qui se posent à la Cité. Pour cela, Péguy, admirateur des cathédrales, déploie une subtile stratégie du « contre-pied – contrefort ». De même que le corps de la nef d’une cathédrale ne tient que si une poussée extérieure l’équilibre (contreforts, arcs-boutants), l’homme libre et fidèle saura prendre parfois le contre-pied de ses propres amis, au nom de l’hospitalité universelle et de l’amitié.

Il s’agit ainsi de ne jamais perdre le contact avec nos propres mystiques inaugurales. Être hôte de soi-même, c’est accepter d’être l’autre de soi… pour être soi. Accepter d’être son propre hôte, l’hôte des autres, l’hôte de Jésus (pour les chrétiens), l’hôte de la République…

D’où cette formule de Péguy : « Il faut par définition que des contreforts, des arcs-boutants, n’aient pas le même pied. » L’art du contre-pied devient la condition de la marche en avant (« Péguy fend l’air devant nous », comme le disait Mounier).

Pensées mortes et slogans

Garder l’estime de soi requiert un acte de résistance à une approche fixée et établie de soi-même, voire des autres. Péguy sait être sans pitié parfois : « Vieillis avant l’âge par la fausse culture, les esprits automatiques ne répondent plus au perpétuel rajeunissement de la réalité universelle. »

La leçon est claire : ne vous habituez pas à vous-mêmes ! Toutes nos pensées mortes et nos slogans nous éloignent de nous-mêmes et contribuent à notre « auto-orléanisation », en nous coupant de nos mystiques. Et nous pactisons avec l’Argent, le Pouvoir et l’Orgueil.

Si Péguy est si critique, c’est qu’il entend promouvoir une Cité nouvelle fondée sur l’hospitalité dont la sphéricité de la Terre est l’image mobilisatrice (« Si tous les gars du monde… »). Péguy, cet hérétique par fidélité, nous avertit mais sans nous maudire ; il peut nous aider à (re) devenir nos propres hôtes, soucieux de « cette fidélité à soi-même qui est tout de même l’essentiel » (Notre jeunesse).