Un lecteur de Péguy : Maurice Deleforge

Le 12/04/2012

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Maurice Deleforge, né près de Lille en 1933, est un chroniqueur et un écrivain. Il est notamment l'auteur de plusieurs essais et recueils de chroniques. Il a été pendant plusieurs dizaines d’années, le directeur des études de la fameuse Ecole supérieure de journalisme (ESJ) de Lille et il y a assuré un cours d'écriture remarqué. Il a ainsi formé des milliers de journalistes, certains devenant par la suite des plumes célèbres. Il n'a jamais caché son attachement à l'œuvre de Charles Péguy. Il s'en explique.  (Photo : M. Tronchot)





Amitié Charles Péguy : Comment êtes-vous arrivé à Péguy ? Comment s’est passée votre rencontre avec lui ?



Maurice Deleforge : Il faut prendre les choses par l’autre bout. Je ne suis pas « arrivé à » Péguy, je suis parti de lui. Je ne suis pas venu à Péguy, c’est lui qui s’est donné la peine de venir à moi. Voici comment.

J’ai quatorze ans. Une guerre vient de prendre fin. Nous sortons (je veux dire : la classe de seconde à laquelle j’appartiens) des mains du Grand Eveilleur, dont j’ai plaisir à tracer ici le nom, Michel Sauvage, un jeune religieux de dix ans mon aîné, péguyste convaincu, sans que nous en sachions rien à l’époque. Deux comédiens, un homme et une femme (un couple ? pas sûr) parcourent la France (ou notre région seulement ?) de collège catholique en collège catholique, y proposant une espèce de récital consacré à un certain Péguy. Nous ignorons jusqu’à son nom. Ils lui prêtent leurs voix. C’est celle de Péguy que j’entends pour la première fois, au plus profond de moi. Le seul fragment, « lambeau » conviendrait mieux, encore repérable dans ma mémoire, concerne ce petit enfant qui s’endort en faisant sa prière et qui mélange les mots du Je vous salue Marie avec ceux du Notre Père. Il dut être question aussi de la petite fille Espérance mais je n’en jurerais pas, ni que le programme ne se fût pas ressenti des années de Vichy, encore toutes proches. Qu’importe après tout. Le coup de foudre a retenti dans ces circonstances précises.

On peut être sérieux quand on a quatorze ans mais on ne pèche pas par excès d’esprit critique. Il faudra des décennies pour que je m’aperçoive que des passages de mon grand homme sont regrettablement inspirés, notamment ce couplet haineux sur la voix de Jaurès qu’il faudrait couvrir par la voix des tambours, on devine lesquels ; qu’il a des côtés va-t-en guerre, tout à fait explicables assurément, mais les explications viendront plus tard : je n’ai pas encore d’oreilles pour les entendre. Amoureux ? On peut le dire comme ça.





Amitié Charles Péguy : Péguy est un écrivain à plusieurs visages : poète, polémiste, éditeur, journaliste, critique littéraire… Quel est celui qui vous touche le plus ?



Maurice Deleforge : Demandez-moi plutôt lequel de mes enfants je préfère. Ce que je préfère, c’est qu’il ait été tout cela à la fois, du même élan, d’un même cœur. Qu’il ait été journaliste et poète, comme j’ai tenté de le montrer, il y a un peu plus de cinquante ans (la guerre d’Algérie prenait fin) à des jeunes gens qui s’appelaient Albert Du Roy, Jean Belot, pour ne nommer qu’eux, dans deux conférences auxquelles j’avais donné ce titre et qui devaient beaucoup à Bernard Guyon, incomparable médiateur. Albert Du Roy se demandait si Péguy aurait été partisan de l’Algérie française. Heureusement, la question ne s’est jamais posée « pour de vrai ».

A l’époque, j’avais déjà tout lu depuis quelques années, depuis mes dix-sept ans, à l’exception d’ Eve, forteresse toujours imprenable, tout lu ou presque, avec voracité, de ce que la maison Gallimard mettait alors à la disposition de l’acheteur, sans tout comprendre, loin de là. Dans les volumes de la Collection blanche, que je n’aurais jamais dû remplacer par ceux de la Pléiade. Ils n’étaient pas massicotés. Le coupe-papier s’y frayait un chemin. Mon père, revenu de captivité, me les rapportait de la grand-ville, où il alignait des colonnes de chiffres pour le compte d’une grande entreprise textile. Il n’y aurait jamais mis le nez. C’était pour le fils. Et cela, c’est encore du Péguy. 



 



Amitié Charles Péguy : « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste », écrivait Péguy. Cela pourrait être une profession de foi de journaliste. Partagez-vous cette conception du journalisme ?



Maurice Deleforge : C’est peu dire que je la partage. Je n’en avais pas d’autre à l’origine, je n’imaginais pas qu’il pût y en avoir une autre. Cela mérite deux mots d’éclaircissement. A l’issue d’un interminable service militaire (novembre 1954 - avril 1957), des circonstances tout à fait indépendantes de ma volonté m’ont fait entrer, jeune professeur (de français), à l’ Ecole supérieure de journalisme de Lille où j’ai mérité, comme on dit, ma retraite. 150 trimestres bien tassés, 42 ans dont 33 (1961-1994) comme directeur des études. La première, la seule décoration de mon premier bureau quand j’en eus un pour moi tout seul, ce fut une photo de Péguy jeune, presque pas de barbe, dans la boutique des Cahiers. Empilés derrière lui, des invendus probablement. Il m’arrivait alors de l’appeler « le patron », comme font encore les comédiens en parlant de Molière.

Le métier de journaliste ne m’avait jamais attiré. Je ne rêvais que d’être maître d’école, comme avait été un de mes arrière-grands-pères, hussard noir de la République. Je ne savais rien du journalisme, aux origines, excepté ce qu’en dit mon grand Charles, que vous avez cité : Lettre du provincial , premier Cahier de la première série, 5 janvier 1900. Ces mots, impossible pour moi de les lire des yeux. Je ne puis que les entendre au plus profond de moi, sans la voix de celui qui les a tracés, bien sûr, et mieux vaut, compte tenu de la qualité des enregistrements à l’époque (la voix d’Apollinaire disant Le pont Mirabeau, quelle épreuve !)

Et si c’était cela pour moi, avant tout, Péguy, une voix ? Une voix qui murmure à l’oreille, non pas des chevaux, à quoi bon, mais à l’oreille de celui qui marche à ses côtés, qui fait route avec lui. Ce qu’elle devait être pour Daniel Halévy quand ils arpentaient côte à côte le plateau de Saclay (sauf erreur, mais c’aurait pu être dans les parages du lieu dit Emmaüs), l’un raccompagnant l’autre chez lui comme font les poivrots, qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre et Péguy allait même jusqu’à s’excuser auprès de ses aïeux de ne boire que de l’eau en bouteilles.





Amitié Charles Péguy : Peut-on parler de « journalisme » avec ses Cahiers de la quinzaine ?



Maurice Deleforge : On se posera la même question à propos de la revue Esprit, fondée par Emmanuel Mounier en 1932, dans la plus pure tradition péguyste. On ne se la posait pas vraiment à propos du Monde de Hubert Beuve-Méry, autre péguyste. Sous cette forme, aujourd’hui, je devine bien des salles de rédaction où cela ferait rigoler, tout simplement. L’industrie de la nouvelle a fait de tels progrès depuis janvier 1900 !





Amitié Charles Péguy : Un siècle après sa mort, quel écho pourrait avoir Péguy aujourd’hui auprès des jeunes journalistes ?



Maurice Deleforge : C’est à eux qu’il faudrait poser la question, non à moi qui ne suis plus jeune et qui n’ai jamais été journaliste (écrire dans les journaux m’est arrivé assez souvent mais on m’a expliqué que ce n’était pas la même chose.) J’ai l’air de « botter en touche » mais qui osera essayer, qui osera dire « chiche ! ». Cela pourrait réserver de fantastiques surprises.

Quelque chose me dit que les jeunes journalistes, et les apprentis qui ne le sont pas encore, éprouvent des faims que ne rassasient ni les moniteurs qui leur apprennent à se servir de machines de plus en plus performantes, de plus en plus dominatrices et sûres d’elles-mêmes, ni les enseignants-chercheurs en différentes disciplines relevant des sciences et techniques de l’information. S’il s’agit de faire naître en quelqu’un une parole, seule une parole en est capable. Cela, Péguy sait faire. Mais j’entends maugréer : une parole, qu’entendez-vous par ce terme obsolète, et qu’a-t-il à voir avec le journalisme ?

Péguy lui-même, Péguy en personne, Péguy en chair et en os, chargé d’enseignement dans quelque centre de formation ( le mot « école » aussi est périmé) se ferait-il entendre ? « passerait » -il ? Je suis comme vous, je voudrais bien savoir. Vous posez de bonnes questions ; celles qui n’ont pas de réponses.





Amitié Charles Péguy : Quelle est votre œuvre favorite de Péguy ? Pourquoi ?



Maurice Deleforge : Vous ne la trouverez pas, ni moi, en librairie. Ce serait une anthologie des pages auxquelles mes volumes de la Pléiade s’ouvrent tout seuls, à moins qu’ils ne soient guidés par les rubans jaunes dont l’extrémité s’effiloche, ou quelque marque-page souvent inattendu : la  Lettre du provincial déjà évoquée ; la survenue de Corneille dans le cours de Gustave Lanson ; la visite à Zola à propos de ses récentes œuvres ; la tirade de Clio concernant un certain Léon d’Astorga que l’on nommait Chérubin ; celle de Victor-Marie comte Hugo sur le vieux cassé qu’il se sentait devenir, le vieux rompu, le vieux tordu, le vieux moulu, le vieux tortu ; celle de l’Argent sur le soin à donner au moindre bâton de chaise.

Tout cela introuvable dans ces meules de foin que sont les œuvres complètes et pas facile d’y chercher une épingle. Une « table analytique des œuvres de Péguy » m’y aidait à l’époque de la collection blanche. Elle ne m’appartenait pas ; je n’y ai plus accès ; elle n’est plus dans le commerce.

Donc pas d’œuvre favorite à proprement parler mais je vous ai trop souvent dit non ou « demandez à quelqu’un d’autre ». Alors voilà, pour vous être agréable : les Tapisseries, dans la collection Poésie/Gallimard, mince volume que j’avais pu glisser dans un sac à dos volumineux et qui pesait son poids.

Une de mes brus commençait une grossesse à risques. L’idée me vint de lui porter secours, non pas physiquement, cela ne se pouvait, mais à ma façon, en marchant pour elle, non pas de Paris à Chartres (bien qu’elle fût et soit encore Beauceronne) mais de Padirac à Rocamadour, trente mille sept cent soixante pas entre Padirac et Rocamadour. Ce fut le 7 avril 1993, comme en témoigne le cachet de la Poste, obligeamment apposé, à ma demande, par le receveur d’Alvignac, sur la page de garde du volume. Ce faisant je ne cherchais pas à singer le patron. Disons qu’il m’avait inspiré. Des poètes capables d’inspirer à ce point, vous en connaissez beaucoup ?

Lorsque le sanctuaire fut en vue, au sommet de son perchoir, je tirai les Tapisseries du sac et les ouvris à la bonne page : Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres. Assis sur un talus, au cœur du Causse, je relus le grand texte dont je sais par cœur depuis si longtemps les derniers quatrains.

Pierre Deleforge, petit-fils du soussigné, est né le 8 octobre de la même année. Il n’a qu’un projet en tête : imaginer des prototypes de bagnoles en s’aidant d’un ordinateur. Au demeurant le meilleur petit-fils du monde, à l’exception des dix autres. Un conseil : ne lui demandez pas son avis sur Péguy : en dépit d’un lourd atavisme, il ne le connaît que de nom, et encore, mais dans la bonne orthographe (la plupart de ses contemporains écrivent Peggy, prénom qui fut à la mode). Pierre Deleforge est, pour ainsi dire, de son temps. Et aucun comédien gyrovague n’a encore croisé son chemin.



Propos recueillis par Olivier Péguy


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