Une lectrice de Péguy : Jacqueline Cuche
Le 11/03/2013
Jacqueline Cuche est la présidente-fondatrice de l’« Association Charles Péguy ». Cette association de dialogue judéo-chrétien a été créée il y a plus de 20 ans à Strasbourg. Laïque dominicaine, elle est déléguée du diocèse de Strasbourg au Service national pour les relations avec le judaïsme. Choisir d’appeler une association œcuménique « Charles Péguy » n’étant évidemment pas le fruit du hasard, madame Cuche a accepté de témoigner de sa relation à l’écrivain-poète.
Amitié Charles Péguy : Comment en êtes-vous arrivé à Péguy ? Comment avez-vous rencontré cet auteur ?
Jacqueline Cuche : J’ai rencontré Péguy pour la première fois durant mes études secondaires, au lycée, mais j’avoue ne plus me souvenir avec précision de ce moment, car il remonte aux années 60 ou un peu avant… Me plaisaient alors le poète chrétien de la Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres (et j’ai moi-même, sur les pas de Péguy, bien des fois fait le pèlerinage des étudiants), celui du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, mais aussi les pages si frappantes de la Note conjointe, dont des phrases plus que d’autres me restent toujours en mémoire (« Une âme morte est une âme extrêmement habituée »… ou « Descartes, ce chevalier français qui partit d’un si bon pas »…). Je me souviens aussi d’avoir été assez attentive aux engagements socialistes de Péguy pour vouloir les présenter lors d’un exposé à mes condisciples de classe « prépa » ; ils me semblaient alors en parfaite harmonie avec la foi chrétienne, même si lui-même n’en était pas encore conscient.
Puis vint un temps d’effacement, non pas d’oubli car on ne peut oublier Péguy, mais de retrait, de mise à l’arrière-plan.
Et c’est une véritable redécouverte de Péguy que j’ai faite trente ans plus tard, lorsqu’avec un petit groupe d’amis chrétiens nous fondâmes à Strasbourg l’ « Association Charles-Péguy », une association œcuménique de dialogue judéo-chrétien. Conscients de l’embarras que pouvait causer à L’Amitié Charles Péguy le choix de ce nom (un embarras qui fut de courte durée et qui n’a heureusement eu aucune conséquence fâcheuse), nous y avons cependant tenu fermement, tant le nom de Péguy nous parut s’imposer à nous, chrétiens, amis des Juifs.
C’est cette deuxième plongée dans l’œuvre de Péguy qui m’a permis de découvrir toute une part de sa vie, si importante, à côté de laquelle durant mes jeunes années j’étais pourtant passée sans la voir, sans doute parce que pour moi les temps n’en étaient pas mûrs : je veux parler de son combat contre l’antisémitisme et de son amitié pour les Juifs.
Dans Notre jeunesse, écrit après son retour à la foi de son enfance, Péguy rappelle son engagement aux côtés de Dreyfus, au nom de la justice et de la vérité, il dénonce l’absurdité de l’antisémitisme, tout comme ses ressorts profonds. En cela, son œuvre reste hélas d’une grande actualité, car c’est un combat qui semble devoir être sans cesse mené. Envers les Juifs, frappés par le rejet et le mépris, Péguy se montra toujours d’une solidarité et d’une fidélité à toute épreuve : « Il ne sera pas dit qu’un chrétien n’aura pas témoigné pour des Juifs… ». Cette solidarité est d’autant plus admirable qu’en milieu chrétien elle détonnait alors bien souvent. Le journal La Croix, ne l’oublions pas, se vantait d’être le journal le plus antisémite de France, car antisémitisme et antijudaïsme allaient de pair. Or Péguy, tranchant sur l’Eglise de son temps, n’éprouvait pour le judaïsme que respect et considération, parlant avec admiration de ce « peuple de prophètes ». En un temps où les quelques chrétiens amis des Juifs, en toute bonne foi, priaient ou agissaient pour leur conversion au christianisme, Péguy déclarait tout simplement : « Ce n’est pas leur office » et méditait sur la vocation d’Israël.
C’est peut-être dans le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc que cette méditation va le plus loin et peut nous faire percevoir quelque chose de l’attitude juste qui doit être celle du chrétien devant le Juif, celle, si longtemps incomprise, à laquelle pourtant nous invite déjà saint Paul dans l’épitre aux Romains lorsqu’à la fin du chapitre XI il nous mène jusqu’au seuil du mystère, un mystère qu’il nous est demandé non pas de percer mais de contempler. Péguy, en véritable prophète, marchait devant l’Eglise avec une avance de 5O ans…
Amitié Charles Péguy : Quelle est votre œuvre favorite ? Pourquoi ?
Jacqueline Cuche : J’ai déjà cité plusieurs œuvres (Notre jeunesse, Mystère de la charité de Jeanne d’Arc…). Cependant je dois dire que l’œuvre qui me touche le plus, celle pour laquelle j’ai une secrète prédilection, ne concerne pas directement le rapport au judaïsme : c’est le Porche du Mystère de la deuxième vertu.
Tout, dans ce vaste poème, m’enchante et me bouleverse tout à la fois :
- le ton, inimitable, de familiarité bonhomme (mais en même temps d’une grande pureté de langue) avec lequel Péguy fait parler Dieu quasiment tout au long de l’œuvre, un Dieu qui est avant tout un père aimant, père de son Fils et père des hommes, et dont les propos pleins de tendresse pour ses enfants se confondent parfois avec ceux du père de famille qu’est Péguy - ce père de famille, dont il dira ailleurs qu’il est le véritable « aventurier du monde moderne », mais qui ici exprime d’abord sa tendre sollicitude pour ses enfants.
- l’allégresse que je ne peux me retenir d’éprouver en lisant dès les premiers mots ce cri de triomphe poussé par Dieu, cette exclamation de ravissement : « J’éclate tellement dans ma création ! ». J’y retrouve bien sûr l’émerveillement du créateur que peut exprimer lui-même le texte hébreu de la Genèse : « Et Dieu vit : comme c’était bon ! ». Je ne peux non plus m’empêcher de rapprocher ce cri de joie du début de l’oratorio de Britten, sa Parable for Church consacrée à la Parabole du Fils Prodigue (celle qui justement court en filigrane tout au long du Porche), lorsque le Père envoie ainsi au travail toute sa maisonnée : « Hommes, allez aux champs ! », et que l’éclat de la musique semble comme faire briller à nos yeux la profusion, la somptuosité d’une nature luxuriante.
- à l’autre extrémité du poème, la superbe hymne à la nuit, tendre éloge adressé par Dieu à sa fille la nuit, qui vient clore le poème en douceur, comme un père qui endormirait son enfant dans ses bras.
Mais à travers ces pages ce qui me touche en profondeur, c’est sans doute encore plus la pensée de Péguy, la réflexion théologique et la foi qui s’en dégagent, qui sont, pour nous chrétiens du XXIème siècle, d’une étonnante actualité.
Le Dieu de Péguy, en effet, même s’il est créateur, n’a rien d’un roi tout-puissant. Il est avant tout père plein de compassion et de tendresse : pour son Fils, dont les dernières lignes du poème évoquent la Passion - mais alors c’est la souffrance infinie du Père qui est surtout soulignée, la douleur de celui qui, avant que la généreuse nuit ne vînt étendre son linceul, dut assister, impuissant et « les mains liées par cette aventure », à la mort de son Fils -, et père plein de tendresse pour les hommes. Il n’est même que cela ; et à cause de cela il est toute faiblesse, toute attente, toute espérance : tendu vers la conversion du pécheur comme le Père vers le retour du Prodigue, mais refusant, par égard pour sa dignité, à exercer sur lui la moindre pression, il en est réduit à trembler et à se faire dépendant de sa créature : « Celui qui aime tombe dans la servitude de celui qui est aimé », dit admirablement Péguy, « c’est la loi commune ». Et lorsqu’il écrit plus loin : « Dieu a besoin de nous, Dieu a besoin de sa créature », comment ne pas penser à Etty Hillesum, écrivant dans ses lettres de Westerborck : « Je vais t’aider, mon Dieu »… ?
Là encore, Péguy n’est-il pas prophète ?
Propos recueillis par Olivier Péguy
Par : olivier brandenburg
Note :
Titre : remarques bis
Avis : contempler "le mystère d'Israel" (Maritain sauf erreur ) n'empeche pas de l'interpeller et Claudel fait les deux:dans "le père humilié" l'heroine Pensée,juive et aveugle,enceinte hors mariage d'Orso de Homodarde,soldat du Pape ,prononce les paroles les plus violentes que j'ai jamais entendues de la part d'un juif sur la façon dont l'Eglise catholique a traité les juifs:j'ai compris très tard que cette trilogie de Claudel était en fait une interrogation sur le mystère d'Israel très laudative ce qui n'a pas empéché le meme Claudel d'écrire "écoute,Israel" qui est un appel respectueux à la conversion des juifs!Un dernier mot sur Péguy que tout le monde devrait connaitre:il a profondèment aimé une jeune juive,Blanche,pour laquelle il a composé ses quatrains:"le jeune homme voulait danser,etc" mais dont il a interdit la publication et que l'on ne peut lire que dans les volumes de la pléiade que depuis peu.Enfin la référence à Etty Hillesum est bienvenue et l'on peut rapprocher celle-ci de trois autres juives Raissa Maritain et Sainte Edith Stein,converties au catholicisme et Simone Weil aux frontières de celui-ci:oui,le mystère d'Israel est si grand qu'il faut le respecter mais pourquoi ne pas se réjouir de ces si nobles conversions comme celle des frères Mendeleshon au XIX ième à l'origine de l'institution Sion ou des grands rabbins de Bordeaux et de Rome après la guerre,Bergson ne voulant pas en pleine persécution se convertir officiellement mais qui demanda à l'Archeveque de Paris s'il était possible de lui envoyer un pretre avant sa mort qu'il savait prochaine?Si le mystère d'Israel est grand ne l'abaissons pas dans un dialogue doucereux et hypocrite!