Décès de Bastaire : hommages de l'Amitié Charles Péguy
Le 16/09/2013
L'annonce de la disparition de Jean Bastaire a été accueillie avec grande tristesse par l'Amitié Charles Péguy. Bastaire a été secrétaire général de l’association pendant de nombreuses années. Ses ouvrages sur Péguy font autorité. Voici quelques témoignages de membres de l'association.
(Article publié le 29 août, mis à jour le 16 septembre)
Claire Daudin, présidente de l'Amitié Charles Péguy (texte lu lors de la messe de funérailles le mercredi 28 août à Meylan) :
« Je ne suis pas venue seulement pour apporter mon hommage personnel à Jean Bastaire, mais pour représenter tous les membres de l'Amitié Charles Péguy qui ont perdu en lui un ami et un maître.
Beaucoup auraient souhaité être là aujourd'hui, le sont par la pensée, m'ont chargé d'excuser leur absence involontaire et de relayer leurs intentions. Michel Péguy, présent aux côtés de Jean jusqu'à son dernier souffle, le pasteur Leplay, son quasi frère, qui a pu l'accompagner spirituellement par le miracle du téléphone et de la poste, Pauline Bruley, qui lui a succédé au Bulletin de l'Amitié Charles Péguy, et tant d'autres que je ne peux tous citer, mais dont je reprendrai quelques témoignages reçus ces derniers jours.
En deux mots, qu'est-ce que cette Amitié Charles Péguy, à laquelle Jean Bastaire a donné tant d'années de sa vie ?
Nous connaissons sa passion pour l'œuvre de Péguy et les livres qu'il lui a consacrés, qui ont renouvelé de façon décisive la lecture de cet auteur récupéré, accaparé, défiguré.
A côté de cette production capitale pour la bonne intelligence de l'œuvre de Péguy, Jean Bastaire s'était donné pour tâche de contribuer à la vie de l'Amitié, association créée dans les années 1940 par Auguste Martin pour faire vivre le souvenir de Péguy et diffuser sa pensée. De telles associations, peu connues, aux moyens limités, qui rassemblent quelques passionnés, sont en réalité des lieux de vie intellectuelle de premier plan, où s'accomplit, dans le désintéressement le plus total, un travail de fidélité et d'intelligence, de transmission et de découverte essentiel à la survie des œuvres de l'esprit. Au sein de l'Amitié Charles Péguy, Jean Bastaire a été le maître d'œuvre du Bulletin, organe de recherche et de partage des connaissances, qu'il a fait paraître tous les trimestres, pendant vingt ans, avec une régularité qui fait l'admiration de ses successeurs. Rôle capital, fait de contacts incessants avec les spécialistes de Péguy à travers le monde, sans oublier les relations avec l'imprimeur et toute la partie matérielle de ce travail de publication. Le Bastaire du Bulletin avait un modèle : le Péguy des Cahiers de la Quinzaine... Nous tous, qui aujourd'hui reprenons le flambeau, sommes pleins de gratitude pour le trésor constitué par ces dizaines et ces dizaines d'articles, qui sont le fonds commun dans lequel nous puisons et que nous nous efforçons d'augmenter. Quel apport indispensable ! Merci, Jean, pour cette œuvre éditoriale immense.
Ce "merci", il a retenti dans tous les messages reçus depuis l'annonce de la mort de Jean Bastaire.
Merci pour les livres de référence, dont se sont servis tant d'étudiants, tant de professeurs, pour découvrir ou faire découvrir Péguy.
Jacques Birnberg, de l'université Monasch en Australie : "Lorsque je parlais de Péguy à mes étudiants, j’avais toujours le « Péguy tel qu’on l’ignore » à portée de main, cet ouvrage dont mon exemplaire porte la dédicace manuscrite : « A l’ami Jacques Birnberg en souvenir de Cérisy 1971 et d’Orléans 1973 ces textes d’un vrai révolutionnaire en cordial hommage J. Bastaire »."
Roger Dadoun, écrivain, psyschanalyste et universitaire : "Pour la connaissance, la reconnaissance et la diffusion de l'oeuvre et de la pensée de Péguy, Jean Bastaire a joué un rôle déterminant. J'en ai fait l'expérience directe, au plan éditorial comme au plan universitaire et culturel en général. Lorsque j'ai fondé la collection "Traces" aux éditions Payot en 1975, j'ai souhaité la « situer » sous le signe de Péguy, et c’est à Jean Bastaire que j'ai demandé un recueil de textes qui devait être le premier de la collection - je l'ai publié en 1975: c’est Péguy l'insurgé Dans mes cours sur Péguy au collège des Arts Appliqués, à l'université de Vincennes puis de Jussieu, j'inscrivais en tête des bibliographies son Péguy tel qu'on l'ignore : il ne servait pas seulement à entrer passionnément dans la connaissance de Péguy lui-même, il présentait en outre l’intérêt d’ouvrir de nombreuses pistes concrètes en nombre de domaines. Cet ouvrage a été et demeure toujours une percée incontestable pour toute approche de Péguy. Bastaire a, entre autres, dirigé le substantiel Cahier de l'Herne Charles Péguy en 1977. Il ne fait aucun doute qu'un dossier sur les travaux et positions de Jean Bastaire s’impose, qui constituerait une voie d'accès féconde, rectiligne et nette - une route nationale et internationale, dirait Péguy - à la toujours nécessaire reconnaissance de notre contemporain Péguy."
François Haye, secrétaire adjoint de l'Amitié Charles Péguy : "Son "Péguy contre Pétain" m'avait été une divine surprise. Et sans son "Prier à Chartres avec Péguy", je peux témoigner que notre Chemin Péguy serait bien moins étayé et bien moins documenté . Notre conviction à 'achever ce Chemin lui doit beaucoup, et nos argumentaires auprès des autorités diverses concernées aussi."
Merci pour les qualités d'accueil et le sens de la transmission : vraiment, Jean n'était pas propriétaire de ce qu'il possédait !
Jennifer Kilgore-Caradec, aujourd'hui vice-présidente de l'Amitié, se souvient : "Encore étudiante, après une réunion de l'A.CP., Monsieur Bastaire, éditeur du Bulletin, m'a demandé de l'accompagner à la Gare de Lyon où il allait prendre son train. Il m'a dit qu'on pouvait y prendre un café et parler un peu de Péguy, donc j'ai accepté volontiers. L'expérience fut parfaitement unique : j'ai senti un homme complètement passionné, habillé de sa cape et de son béret bleu. Je me suis demandé si Péguy n'aurait pas ressemblé à cela s'il était encore sur terre. Monsieur Bastaire était déjà un homme assez âgé, mais de cela il ne laissait transparaître rien. On aurait cru un homme de 30 ans, avec une tête peut-être encore plus jeune, énergique, vif, expressif. Plus d'une heure, il a essayé de m'instruire, de cerner mon intérêt pour Péguy, et de me guider pour de futures lectures. C'était un moment de générosité pure."
Moi-même, je sais ce que je lui dois : ses conseils, ses encouragements, ses critiques ne m'ont jamais manqués depuis que j'ai pris la responsabilité de l'association. Surtout, surtout, je luis dois ses collections de Feuillets et de Bulletins, léguées pour que j'en fasse profiter le plus grand nombre !
Merci pour les échanges intellectuels jusqu'au bout riches et féconds ; les lettres tapées sur sa vieille machine, qu'évoquent avec émotion Benoît Chantre et Mgr de Berranger ; les longues conversations téléphoniques ; les collaborations jamais refusées. Il y a quelques mois à peine, Jérôme Roger avait obtenu sa participation au numéro de la revue Europe en préparation pour le centenaire de la mort de Péguy : "Il avait accepté dans l’enthousiasme de contribuer au numéro de la revue Europe en cours, et déjà envoyé son texte, - dactylographié, j’insiste ! Peut-être est-ce l'ultime témoignage de son énergie et de sa générosité."
Merci, enfin, pour le témoignage de foi. Jacques Julliard réagissait ainsi à la nouvelle de la mort de Jean Bastaire : "C'était un cœur pur, il voyait Dieu".
Je conclurai avec les mots de l'historien Jean-Pierre Rioux : "la perte est immense." »
Claire Daudin
++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
Michel Leplay, pasteur, membre de l'Amitié Charles Péguy :
"JEAN LE VERT"
« Nous avions tant correspondu, par écrit, et de vive voix, à cœur ouvert, depuis que l’Amitié Charles Péguy nous avait permis de nous rencontrer. D’abord chez notre Présidente, Françoise, qui savait si bien accueillir les uns et les autres. Nous nous étions plus rarement revus à Villeroy mais je luis fis un jour visite, "Chemin Clos Buisson", quelle adresse ! Un chemin et pas une rue, moins encore une route, avec sa clôture végétale rassurante. Jean le Vert, je n’y pense que maintenant. Mais il me faut ajouter que, depuis notre retrait respectif des rencontres de l’ACP, nous avons non seulement gardé contact mais encore approfondi des relations littéraires amicales et fraternellement chrétiennes. Depuis quelques années et, plus encore depuis celle-ci, nous échangions de nombreux courriers et, ces derniers mois, une conversation téléphonique presque hebdomadaire, les soirs de fête, les jours de bonheur, une lecture, une lettre ou quand il y avait un peu de nuit prématurée sur la soirée. D’une voix déjà lointaine, il me disait au début de septembre : "Je suis au bout du rouleau".
Le "rouleau" des années qui se déroulent – nous en avons le même nombre, et le rouleau de papier : Jean en usa et en abusa, comme en témoigne la liste impressionnante de ses écrits et chroniques. Et il me plaisait que nous ayons recours encore aux anciennes machines à écrire avec papier carbone et danse de certaines lettres fatiguées… Je ne parlerai pas du ministère de Jean Bastaire qui fut pendant des années un remarquable rédacteur en chef du Bulletin de notre Amitié Charles Péguy. Sinon pour dire, en passant, combien ce titre modeste de Bulletin m’a toujours semblé approprié à sa vocation. Ni des CAHIERS, titre scolaire et militant pour les disciples de l’espérance et les élèves de la vérité, ni une REVUE, à prétention bourgeoise et aristocratique, mais un BULLETIN. Et Jean savait que le mot français vient de l’italien "bolletino" et qu’au-delà de leur ancêtre, la bulle pontificale, les bulletins sont des communiqués précisant une situation militaire, un état de santé, un niveau de scolarité. On pourrait ajouter à cet inventaire sémantique le bulletin comme certificat de réception d’un message, voire comme pouvoir électoral. Notre Bulletin fut et reste tout cela à la fois.
De la dizaine d’études péguystes importantes publiées par notre Secrétaire général, j’en retiens deux. La première, il y a quarante ans, un Péguy tel qu’on l’ignore, le manuel de base pour une première initiation à l’œuvre complexe, diverse, du révolutionnaire socialiste, du philosophe et patriote, du chrétien catholique enfin que fut Charles Péguy entre la première Jeanne d’Arc de 1897 et la dernière bataille de 1914. Bastaire avait donc sélectionné, classé et offert aux moins savants quatre-vingt extraits de l’œuvre en prose de Péguy. On conseillera aux futurs lecteurs de commencer par ce livre, réédité à petit coût et qui tient en effet dans la poche. L’autre écrit que je retiens est celui récemment consacré à la réhabilitation de Péguy après son exploitation par l’Etat français : Péguy contre Pétain, une mise à jour de cette conscience résistante que l’on cherche encore à tirer maladroitement d’un autre côté.
Je serai plus discret sinon réservé sur les œuvres écrites "en collaboration avec Hélène Bastaire". Cette "communion des saints" est encore pour moi "un mystère dans lequel les anges désirent plonger leur regard" (1 Pierre 1:12). Par contre, je ne saurai oublier cet Eloge de la fidélité : au temps de l’éphémère (2011) comme un sommet au milieu de tous les écrits consacrés à la défense et illustration d’une écologie chrétienne. Notre Jean le Vert était en bonne compagnie depuis St-François pour défendre contre l’homme prédateur les autres créatures et la création elle-même. La récolte ou la collection est abondante, avec Claudel dans le Loir-et-Cher, le rire de l’univers selon Moltmann, et Montaigne, Léon Bloy et Jean-Paul II… Au centre de ce jardin, ou plutôt de cette cité verdoyante, l’arbre de la croix, le Moïse vert de Chagall, et notre frère Jean, prophète et collectionneur, auditeur et protestataire. Il vivait cette verdeur de la foi militante dans son Eglise catholique qu’il aimait avec sévérité et allégeance. Au pasteur soussigné, il faisait des objections ecclésiales souvent justifiées, et je lui répondais avec des arguments évangéliques qu’il acceptait de bonne foi. C’est dire ma reconnaissance pour cette amitié œcuménique exceptionnelle. Nous étions, avec d’autres, engagés dans l’"apprentissage de l’aube". L’autobiographie spirituelle de Jean le Vert est achevée. Vieille branche et, si "le bois mort sera jeté au feu", il est dit aussi, dans Le mystère des Saints Innocents que, sur l’arbre de la croix, "toute vie vient de tendresse. Toute vie vient de cet unique petit bourgeonnement de l’espérance". »
Michel Leplay, Paris, le 15 septembre 2013