"Tué à l’ennemi" - compte rendu de lecture

Le 29/09/2013

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Michel Laval a publié il y a quelques mois l'ouvrage Tué à l’ennemi – la dernière guerre de Charles Péguy (Editions Calmann-Lévy). Ce livre remarquable relate avec une très grande précision les 35 derniers jours de Péguy, avant sa mort, le 5 septembre 1914 à Villeroy. Michel Leplay a rédigé un compte rendu de lecture de cet ouvrage pour le compte de l’association des Amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier. Avec l’accord de l’auteur et de cette association, nous publions ici ce compte rendu.



 



 « Tué à l'ennemi », formule connue et brutale pour dire le sort ultime d'un soldat, alors que le civil « meurt au lit ». Les combattants meurent aussi, mais d'une maladie qui s'appelle la guerre. Comme l'avait noté Péguy dans le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc (O.P. p.393) avec un réalisme prémonitoire: « c'est toujours la même chose, la partie n'est pas égale. La guerre fait la guerre à la paix. Et la paix naturellement ne fait pas la guerre à la guerre. La paix laisse la paix à la guerre... Le mieux, si on pouvait, ce serait de tuer la guerre, comme tu dis. Mais pour tuer la guerre, il faut faire la guerre; pour tuer la guerre, il faut un chef de guerre... »



« Tué à l'ennemi », tel est le titre du récit exceptionnel que Michel Laval nous donne, avec le sous-titre qui attire notre attention: ''La dernière guerre de Charles Péguy''. Entendez par ''dernière'' non seulement celle de sa mort puisqu'il est « tué à l'ennemi », le 5 septembre 1914, mais aussi celle qu'il croyait être la dernière: « Je pars soldat de la République, pour le désarmement général et la dernière des guerres », aurait-il dit à son amie Geneviève Favre, la veille de son départ pour le front (cité par Daniel Halévy, Péguy, Pluriel, 1979, p.380).



A la guerre, il y a donc les grands chefs, Joffre en l'occurrence, avec leur entêtement parfois dans l'erreur, mais voici les chefs de troupe, lieutenants et capitaines comme leur nom l'indique, en tête, exemplaire et entraineurs. Ainsi Charles Péguy à la tête des 250 hommes de la 19ème compagnie du 5ème bataillon de mille hommes du 276ème régiment d'infanterie de la 6ème armée française. Cascade de chiffres, de numéros, de nombres, c'est parce qu'il veut compter sur tout le monde que l'État-major compte en effet avec une exactitude aussi mathématique que militaire, le nombre de soldats par unité à tous les niveaux de la hiérarchie, du commandant en chef au dernier des ''hommes de troupe''.



Le récit des batailles au début de la Grande guerre est ainsi mené par Michel Laval avec une profusion de précision et une abondance de détails numériques et statistiques, géographiques et balistiques telle que les lecteurs seront à la fois instruits par cette exactitude et par moment lassés de son abondance. Mais l'auteur a fait des recherches pratiquement exhaustives, pendant cinq ans, m'a-t-il dit, et tout ce matériau recueilli et classé donne au récit des 35 premiers jours de la guerre une intensité, une réalité, enfin une information qi appelle l'éloge de ses bénéficiaires. On fera même au passage cette remarque presque banale, selon laquelle 100 ou 150 000 morts, c'est un chiffre, une addition, un total, alors qu'un homme tué à l'ennemi, un seul homme, ce n'est plus un chiffre mais une personne et la souffrance totale d'une vie donnée sans calcul. Péguy l'avait compris et pris pour lui, écrivant dans une courte lettre de confiance et d'humour à son cher Alain Fournier: « Mon petit, il faut être plus que patient, il faut être abandonné ». Dans le double sens probable de s'abandonner en confiance et d'être abandonné en souffrance. On est sans doute au cœur du mystère christique de l'Evangile.



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Le récit historique des trente cinq derniers jours de la vie de Charles Péguy suit un calendrier précis, du 1er août au 5 septembre1914, en quatre chapitres d'analyse et de synthèse historique et militaire: la mobilisation, la concentration, la bataille aux frontières, la grande retraite. Un prologue avait fait entendre « l'appel du tocsin » comme l'épilogue annoncerait la mort de Péguy. On aura donc deviné que dans ce maitre-ouvrage scientifique et littéraire se mêlent et s'éclairent deux courants très différents: celui de l'histoire de la guerre sur un champ de bataille très précisément décrit avec des forces en présence dont l'inventaire n'oublie ni un cheval, ni une locomotive. Des cartes d'état-major en annexe permettent de suivre les mouvements de troupes au long de ce premier mois de guerre. Mais d'autre part l'historien a eu cette audace et cette illumination de citer les pages les plus proches et intuitives de Péguy, le poète des Tapisseries, d'Ève et des Quatrains. On retrouvera évidemment comme un refrain les béatitudes funéraires, « Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles... » mais aussi l'invocation à Jeanne « pour que la France et la Lorraine continuent » et enfin ce patriotisme triomphant et tout sauf prosaïque: « Peuple soldat, dit Dieu, rien ne vaut le Français dans la bataille... C'est embêtant, dit Dieu, quand il n'y aura plus de ces Français »... (O.P. pp. 741-742) Ainsi l'auteur de ce récit épique n'a-t-il peur de rien et chevalier sans reproche il ne craint pas d'entrelacer l'histoire historique d'une guerre et la parole historiale d'un poète-soldat. Ce qui me fait penser à cette page posthume du Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle, Péguy ayant ainsi décrit son projet littéraire confié à Joseph Lotte le 28 septembre 1912: « C'est admirable, mon vieux, le premier volume s'appellera CLIO, le second s'appellera VERONIQUE. CLIO passe son temps à chercher des empreintes, de vaines empreintes, et une juive de rien du tout, une gosse, la petite VERONIQUE tire son mouchoir, et sur la face de Jésus prend une empreinte éternelle ». (O.P.C. III. 1655.) On peut vraiment dire que, mot-à-mot, le récit de Michel Laval est lui aussi une sorte de « Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle », l'histoire, cette dame de l'enregistrement, qui note les chiffres, fait les comptes et met de l'ordre dans les faits et les méfaits, et l'âme charnelle qui aux vaines empreintes historiques superpose l'éternelle empreinte du visage du Sauveur. « Parole faite chair », non pas récit commémoratif mais procès-verbal et poétique de la condition humaine. Comme le dira Péguy en une autre formule au sujet de Jeanne d'Arc: « Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel » (O.P. p.158). Ainsi l'histoire tragique de « ceux de 14 » est-elle visitée miraculeusement, traversée de part en part et de manière inattendue par les liens en prose ou les vers rythmés du poète. On fera à ce sujet deux remarques formelles, qui n'enlèvent rien à la valeur littéraire de ce récit sur laquelle je reviendrai. Mais on peut regretter que les citations, parfois longues, n'aient d'auteur identifiable que plusieurs lignes plus loin, quand les guillemets se ferment. Quand il s'agit de la voix de Péguy, on la reconnaît aisément mais telle citation du roi des Belges ou de Georges Clémenceau auraient gagné à être identifiés avant même le commencement de leur lecture. D'autre part, et sur le même registre, si on suppose bien que l'auteur n'ait pas voulu alourdir son texte d'un appareil critique, on regrettera souvent de n'avoir pas la référence de la citation.



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Si Péguy est le personnage central et constant, d'autres figures apparaissent, Bergson, et Psichari, Joffre et von Moltke, entre autres, mais aussi la mère, l'épouse de Péguy, et surtout son jeune ami d'hier et compagnon d'armes d'aujourd'hui, Alain Fournier. On retrouve ce dernier lieutenant de cavalerie adjoint, aux « manœuvres de Montanglaust qui domine Coulommiers » (p.137). C'était le dimanche 9 août. Une semaine auparavant, le jour de la mobilisation générale, Péguy avait trouvé close la porte d'Alain Fournier, « l'auteur du Grand Meaulnes était déjà parti rejoindre son régiment en laissant à sa soeur (Isabelle) ce simple mot: ''Nous étions sûrs de la guerre. Je pars content''. » (p.42). A l'imitation de Péguy et de la plupart de ses contemporains, Alain-Fournier partit pour une lutte qu'il estimait « belle et grande et juste »... mais il n'aimait pas le métier militaire », ainsi que l'écrit Jean Bastaire (A-F ou la tentation de l'enfance, Plon, 1964, p.160). Jeune lieutenant affecté au 288ème régiment d'infanterie de Mirande, il part pour le front le 12 août, début septembre à l'état-major de sa brigade, il rencontre le pasteur Pierre Maury (« Où est donc Dieu dans cette guerre? ») monté en première ligne le 21 septembre, il disparaît le lendemain au cours d'un combat dans la région des Eparges. Évoquant une ultime conversation, Pierre Maury témoignera: « Nous avons parlé de la foi chrétienne, et aussi de littérature, de Jacques Rivière, de Péguy et de bien d'autres... Je l'ai revu deux fois pendant les journées qui suivirent. Puis, un matin, j'ai appris qu'il venait de disparaître au cours d'une attaque de nuit ». (Foi et Vie, 1938, N°2, p.214).



Michel Laval ne dira évidemment rien de tout cela pour la bonne et simple raison que son récit s'arrête immédiatement à la mort de Péguy, le samedi 5 septembre 1914. Alain-Fournier sera tué le 22. Il est impossible de sectionner l'histoire et d'en arrêter le récit.



Mais si brève soit la période racontée de cette époque, le style de l'auteur emporte le lecteur, le transporte parfois au delà des réalités les plus prosaïques décrites avec soin. L'écriture plus encore que le contenu parfois nous oblige à dépasser le provisoire et le transitoire pour atteindre les réalités durables et mystérieuses de la conscience. A cet égard, Michel Laval est bien le contemporain des héros collectifs et singuliers de son « récit ». Car tous les homes de ce temps-là, avant l'invasion des images et de ''la parole humiliée'' (Jacques Ellul) tous ces meneurs étaient des orateurs, tous ces causeurs étaient des conférenciers, toutes ces grandes voix étaient celles d'avocats, de plaideurs, et leur timbre sonore comme leurs plus amples gestes avaient plus d'importance que ''look'' moderne, de la cravate ou de son absence. Péguy le savait bien qui disait de Jean Jaurès: « les gens, dans la rue, souvent, s'arrêtaient pour le regarder parler » (O.P.C. II, p.76). Plus personne n'arrivera à la hauteur de Clémenceau et de Gaulle, qui étaient des orateurs, François Mitterrand ou Giscard d'Estaing auront été d'habiles causeurs, et Sarkozy ou Hollande, pour finir, des commentateurs agités ou appliqués. Au temps de Jaurès, Clémenceau ou Barrès, ils étaient tous, après Victor Hugo ou Emile Zola, des avocats emportés par la cause défendue. Et on pourra appliquer à l'orateur, ce que Péguy disait, en connaissance de cause, de l'écrivain: « Un mot n'est pas le même dans un écrivain et dans un autre. L'un se l'arrache du ventre, l'autre le tire de la poche de son pardessus » (O.P.C. III, p.274).



Ainsi va l'écriture de Michel Laval, historien et avocat, qui donne la parole aux archives militaires les plus précieuses et aux orateurs et poètes les plus prestigieux. Lui-même n'échappe donc pas à cette heureuse envolée du style, comme sur deux ailes de l'épopée et de l'histoire, et les phrases souvent s'allongent ou s'étirent comme la marche des soldats, des chevaux et des voitures. On ne s'étonnera pas de trouver dans ce style original une certaine parenté littéraire bien explicable avec La route des Flandres de Claude Simon, voire Ma vie parmi les ombres de Richard Millet. « Le Grand Prix de l'Académie Française » était judicieusement attribué à cet ouvrage historique et littéraire de la même tradition.



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Un mot maintenant, s'il fallait encore justifier le caractère pratiquement exhaustif de l'information sur les vingt-deux pages qui sont à la fois le couronnement et l'enracinement de ce travail. Sur Péguy, l'essentiel y est, toutes ses œuvres et les principaux témoignages. A l'exception incompréhensible de tous les livres que Jean Bastaire a consacrés à Péguy, depuis Péguy tel qu'on l'ignore (1973) jusqu'à Péguy contre Pétain (2000). Que s'est-il passé ? Manque aussi à l'appel Géraldi Leroy (Péguy entre l'ordre et la révolution (1981)). Par contre Henri Guillemin n'est pas oublié... espérons qu'il n'y a pas de tels « trous » dans la bibliographie militaire que je ne suis pas compétent pour vérifier.



Suivent les mentions de tout ce qui a paru, ou presque, sur la guerre, l'année 14, la bataille des frontières, l'invasion, la Marne, Paris en guerre, les armées française, allemande et anglaise, les archives du Ministère de la guerre et la Presse périodique de cette époque. Tout est su, tout est dit. Par contre, dans la liste pourtant longue des « Témoignages, récits, mémoires, articles, romans et biographie », on sera étonné de quelques absences. Les trois B sont en tête, Banville, Barrès ou Benoist-Méchin. Mais à la lettre D, entre Léon Daudet et Pierre Drieu La Rochelle, on s'attendait à trouver quand même le George Duhamel de la Vie des Martyrs (1914-1916) et Les Croix de bois de Roland Dorgeles. On aurait aussi pu retenir le confession de Romain Rolland, en 1916, Au dessus de la mêlée, et pourquoi pas Le feu de Barbusse, ce procès brûlant de la guerre moderne et de ses horreurs? Car elles furent souvent la face cachées de l'honneur national et la souffrance indescriptible des « enfants de la patrie ».



Dans le troisième tome de ses Lieux de mémoire consacré à « la France », Pierre Nora écrivait à propos de « L'ère de la commémoration » que « les Français font preuve de très peu de souci de l'avenir, très peu de vraie politique de préservation et de transmission, mais une ruée vers le passé ». Il reste donc à espérer que toutes les prochaines commémorations de la « Grande guerre » ne seront pas « ruées sur le passé », mais ce double souci de son interprétation et de sa transmission. Paul Ricoeur nous en offre le programme avec cette histoire qui « deux systèmes distincts d'intérêts: un intérêt pour la connaissance et un intérêt pour la communication » (Penser la mémoire, Seuil, 2013, p.28). Et nous ne sommes pas très éloignés de cette dynamique chrétienne des origines, quand il s'agit de reconnaître que « nous recevons toujours ce qui nous est transmis ». Dire merci pour hier et bonne route pour demain. Péguy en avait eu le pressentiment: « Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après commence un autre monde, un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s'en font gloire et orgueil ». Michel Laval nous offre à juste titre cette citation pessimiste (p. 285) de Notre jeunesse (O.P.C. III, p.10). Comme s'il la faisait sienne en conclusion de son récit. Il ne nous resterait que « la petite espérance »...



Michel Leplay



Les références aux textes de Péguy suivent selon la nomenclature admise :

O.P. (Soit: Œuvres poétiques complètes. Paris, Gallimard ''Bibliothèque de la Pléiade'', 1975)

O.P.C. I, II, III (Soit : Œuvres en prose complètes. Paris, Gallimard ''Bibliothèque de la Pléiade'', 1987, 1988, 1992. Edition présentée, établie et annotée par Robert Burac)



LAVAL Michel,  Tué à l’ennemi – La dernière guerre de Charles Péguy, Éditions Calmann-Lévy, 2013, 429 p.


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