Biographie

CHARLES PEGUY 1873-1914


Péguy chrétien, un marginal dans l'Eglise

"Je ne t'ai pas tout dit… J'ai retrouvé ma foi… Je suis catholique." Cette confidence de Péguy à son ami Joseph Lotte date de septembre 1908. Elle est le seul repère temporel que nous ayons de l'évolution spirituelle de l'auteur. Chez lui, pas de conversion subite comme chez Claudel, pas d'événement surnaturel, pas de rupture. Il ne rebrousse pas chemin, mais trouve enfin ce qui fonde et oriente ses engagements.

"C'est pour cela, écrit-il dans Notre jeunesse, que notre socialisme n'était pas si bête, et qu'il était profondément chrétien." En gestation dans ses méditations sur la métaphysique du monde moderne, la foi de Péguy devient explicite à partir de 1910, constituant désormais l'axe principal de sa pensée et de la recherche formelle qu'il entame en se lançant dans la poésie. Péguy n'est pas un converti : ce terme implique un revirement et une rupture qu'il récuse absolument. Il est un penseur, un chercheur, qui, à un moment donné de sa quête, rencontre le christianisme non comme un aboutissement, mais comme une borne sur le chemin qu'il suit depuis toujours. C'est cela qui fait l'originalité et la portée de ses œuvres dites chrétiennes : elles ne signent pas une appartenance, elles ne célèbrent pas une vérité reçue une fois pour toutes. Péguy n'a jamais été aussi sévère envers l'Eglise qu'après son adhésion au Christ ; marié non religieusement, il ne communie pas. Parmi les catholiques de son temps, il est totalement marginal. En revanche, l'incessant travail de sa foi par son intelligence et son art donne aux œuvres écrites entre 1909 et 1914 la dimension théologique et prophétique qui en fera des ferments pour le christianisme à venir.

Dans un premier temps, Péguy se retrouve durement isolé. Ses abonnés, dreyfusards de la première heure, ne comprennent pas forcément sa trajectoire intérieure. Il traverse une crise profonde, qui se traduit par la tentation du désengagement. Un cahier aux accents pathétiques, A nos amis, à nos abonnés, paraît en juin 1909. Péguy y laisse libre cours à sa lassitude et à son découragement. "Nous sommes des vaincus" est le leitmotiv qui scande ces pages, où l'écrivain déplore le délitement du dreyfusisme et l'échec de sa revue. Moins son échec commercial que celui de l'ambition qu'elle s'était donnée de "refaire un public en ce pays", par la pratique du débat, la diffusion de la culture, la dénonciation de l'injustice. Péguy se dit prêt à lâcher la barre, pour se consacrer à une œuvre personnelle. En fait, c'est bien dans le cadre des Cahiers de la quinzaine qu'il va produire, avec une extraordinaire fécondité, les grandes œuvres des dernières années de sa vie.

Péguy poète

A partir de 1909, Péguy s'essaie à une autre forme d'écriture. Le polémiste, l'auteur d'essais à la forme difficilement définissable, fait place au poète. Les textes qu'il compose alors assureront sa gloire posthume bien plus que ses écrits en prose, mais parfois à son détriment, car on négligera le substrat philosophique et spirituel de ces oeuvres pour n'en retenir que la religiosité et les accents patriotiques. Sonnera l'heure des morceaux choisis et des recueils édifiants, qui feront tellement de mal à la postérité de Péguy. En réalité, les textes poétiques de Péguy sont intimement liés.

Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, qui paraît en janvier 1910, reprend le début de sa première Jeanne d'Arc et le développe en une méditation sur les prémisses de l'engagement : la révolte devant les ravages du mal, la tentation du désespoir, l'élucidation progressive d'une vocation. Le titre initial était d'ailleurs Le Mystère de la vocation de Jeanne d'Arc. Mais avant d'arriver à la version définitive, Péguy remanie son texte à plusieurs reprises. Il en retranche la fin, et intercale un long récit de la Passion du Christ vue à travers les yeux, ou plutôt les larmes, de Marie sa mère. Pour le public contemporain, l'œuvre est déconcertante. Poésie ou théâtre ? La critique n'a toujours pas tranché. Péguy se réfère au genre médiéval du mystère, forme de théâtre populaire et apologétique. C'est d'ailleurs au cours des fêtes données en l'honneur de Jeanne d'Arc à Orléans en mai 1909 que l'idée vient à Péguy de faire jouer, dans ce cadre, le drame écrit douze ans auparavant. De la relecture de l'oeuvre de jeunesse naîtront les trois mystère que nous connaissons : Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc (1910), Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1911) et Le Mystère des saints Innocents (1912). Les catholiques de l'époque, au premier rang desquels le tout jeune converti Jacques Maritain, ne voient qu'hérésie dans cette manière nouvelle d'enraciner le spirituel dans le charnel, et de donner voix au peuple chrétien pour faire retentir la parole de Dieu. Le christianisme de Péguy, approfondi dans les pages posthumes du Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle, est hostile à tout cléricalisme. Sur le plan littéraire, la surprise et la méfiance ne sont pas moindre. Péguy doit reprendre sa plume de polémiste pour défendre son oeuvre. Ce sont les pages sans concession de Notre jeunesse (1910) et d'Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet (1911).

Dans ses écrits en prose comme dans ses oeuvres poétiques, la figure du saint prend la place de celle du militant. Il s'agit toujours d'agir, de "marcher", de chercher à transformer le monde. Mais sans les écueils du combat politique que Péguy a dénoncés avec lucidité. Jeanne d'Arc, saint Louis, roi de France, sainte Geneviève, patronne et protectrice de Paris, sont les personnages qu'il célèbre désormais et met en scène. Des modèles, certainement, mais pour les suivre il faut une vertu supérieure encore au courage et au sacrifice dont Péguy pare les héros du combat en faveur de Dreyfus dans Notre jeunesse. Le Porche du mystère de la deuxième vertu est un hymne à l'espérance, personnifiée en une petite fille. Le poète y célèbre la vitalité des enfants, manifestation charnelle d'une vertu spirituelle. Mais cette célébration est aussi une conquête sur le désespoir qui le guette, et qu'il nomme "le péché du juste". L'enfance est de nouveau exaltée dans Le Mystère des saints-innocents, où Péguy dévoile un Dieu de tendresse et de miséricorde.

A partir de 1912, Péguy s'essaie à la poésie à forme fixe. Il écrit des sonnets et de longues litanies. Dans La Présentation de la Beauce, ses poèmes se font prière à Marie, qu'il vénère depuis que, à bout de ressources, il a entrepris un pèlerinage à Chartres pour la guérison d'un de ses enfants, et d'une peine plus secrète. Ce premier pèlerinage, effectué en juin 1912, sera suivi d'un second en juillet 1913, et de beaucoup d'autres après la mort de l'écrivain, quand les étudiants catholiques décideront de mettre leurs pas dans ses pas de Paris à la cathédrale beauceronne.

Enfin, un immense poème composé de plus de 7000 alexandrins est publié dans les Cahiers de la quinzaine en décembre 1913. Eve rend hommage à l'aïeule du genre humain. Dans cette somme, Péguy se donne pour ambition de ressaisir l'histoire de l'Incarnation, montrant comment les voies du Christ furent préparées par les civilisations antérieures, du prophétisme biblique aux routes romaines.

Derniers combats

Péguy ne renonce pas à commenter l'actualité. Il est plus que jamais engagé dans le combat d'idées, prenant pour cibles les professeurs de la Sorbonne et le directeur de l'Ecole normale supérieure, Ernest Lavisse. Il est conscient du risque de guerre avec l'Allemagne, qui signifie pour lui la mise en danger des idéaux incarnés par la France. Le spirituel dépend du charnel, l'éternel a besoin du temporel : cette intuition fondamentale le conduit à voir dans l'engagement militaire un service nécessaire, car une culture ne survit pas sans assises matérielles. L'Argent et L'Argent suite, parus en 1913, retentissent d'appels au combat, qui seront repris à bon escient par les résistants du second conflit mondial : "En temps de guerre celui qui ne se rend pas est mon homme, quel qu'il soit, d'où qu'il vienne et quel que soit son parti. Il ne se rend point. C'est tout ce qu'on lui demande. Et celui qui se rend est mon ennemi, quel qu'il soit, d'où qu'il vienne, et quel que soit son parti. Et je le hais d'autant plus, et je le méprise d'autant plus, que par le jeu des partis politiques il prétendait s'apparenter à moi."

Mais les pages les plus profondes et les plus abouties de l'auteur, où sa pensée, délaissant les éclats de la polémique, se fait méditation, sont peut-être celles de ses deux derniers textes en prose, la Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, parue en avril 1914, et la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, laissée en suspens après le départ de Péguy à la guerre. Depuis ses années d'études, Péguy est un fervent disciple du philosophe Henri Bergson. Ce dernier dira d'ailleurs qu'il est celui qui a le mieux compris sa pensée. Péguy doit à Bergson sa conception du présent, temps de la grâce et de la liberté, où tout est possible encore. Lorsque le philosophe est mis à l'index par l'Eglise catholique, Péguy monte au créneau, jouant Bergson contre saint Thomas, en exposant les affinités entre le christianisme et sa philosophie du temps. En précurseur, il insiste également sur la filiation entre judaïsme et christianisme. Il exprime sa conception de la vie morale, qui n'a que faire de la morale, mais doit être rencontre entre la liberté de l'homme et la grâce de Dieu.

Au cours de ces années d'intense création littéraire, Péguy est en proie à l'exaltation du poète, mais aussi à des tourments intérieurs. Epris de Blanche Raphaël, une jeune agrégée d'anglais qui fréquente la boutique des Cahiers de la quinzaine, l'écrivain choisit de combattre cette passion par fidélité à sa femme et à sa foi. Il en souffre beaucoup, comme en témoignent les quatrains de La Ballade du cœur qui a tant battu, demeurés longtemps inédits. Mais ce renoncement est aussi une fidélité à soi-même, qui porte ses fruits. La cohérence entre la vie et la pensée de Péguy assure la portée de son oeuvre.

Il n'en demeure pas moins que la déclaration de guerre et la mobilisation générale sont accueillies par l'écrivain comme une délivrance, non par ardeur belliqueuse, mais parce que le poids de l'existence lui est devenu difficilement supportable. A ses affres sentimentales s'ajoute l'échec de ses tentatives pour voir son œuvre reconnue. Il lui faut échapper à tout cela. Les quelques billets écrits dans les jours qui précèdent son engagement, les témoignages recueillis manifestent son enthousiasme, partagé par de nombreux Français, et le sentiment de libération qui s'empare de lui. Il vit ses premières semaines de campagne, alors qu'il est lieutenant, dans un état de sérénité et de paix intérieure. Il meurt au plus fort de la bataille, à quarante et un ans, le 5 septembre 1914, touché d'une balle en plein front. Un soldat crut entendre ses dernières paroles : "Mon Dieu ! Mes enfants…"

Claire Daudin