Biographie

CHARLES PEGUY 1873-1914

I La cité harmonieuse

II Les Cahiers de la quinzaine

III La dent du dieu qui mord

 
" Les femmes et les enfants "

Au mois d'octobre 1897, Péguy a épousé Charlotte Baudouin, la sœur de son meilleur ami, mort peu de temps auparavant. Ce mariage le fait entrer dans une famille "d'intellectuels de gauche". Il y est bien accueilli : alors que sa mère ne comprend guère son évolution et se désole de le voir renoncer à une carrière sûre et honorifique, il est en plein accord idéologique et affectif avec sa belle-famille. Un premier bébé, Marcel, naît bientôt. Germaine, Pierre et Charles-Pierre verront le jour entre 1901 et 1915 .

Le Péguy militant, qui arpente le Quartier Latin en proclamant l'innocence de Dreyfus, le Péguy des tout premiers écrits, où se formule un socialisme original et généreux, ce Péguy est donc un jeune père de famille. Rien d'étonnant à cela, étant donné son âge et l'époque à laquelle il vit. Pourtant, le mariage n'est pas pour Péguy un conformisme social. C'est une forme d'accomplissement et une responsabilité, un mode d'insertion dans l'existence. On a de Péguy l'image d'un homme austère, éloigné de toute frivolité, hostile au marivaudage. Pourtant, le caractère ardent et passionné de Péguy ne fait aucun doute. Lui-même s'est moqué des "kantiens, célibataires comme leurs maîtres", en lesquels il a ridiculisé le mépris de certains intellectuels pour tout ce qui ne relevait pas exclusivement de leur cerveau. Mais cette attaque perfide et drolatique ne fut pas menée au nom d'un hédonisme de jouisseur. Ce que Péguy oppose au célibat invétéré de certains de ses pairs, c'est la vie de famille. Rien de conventionnel dans cette option : se marier, avoir des enfants, c'est s'accomplir dans toutes les dimensions de son être et ne rien refuser de ses responsabilités.

Dans ce choix entre en jeu la manière dont Péguy a considéré l'autre sexe, et le sexe en général. La femme est cette autre partie de l'humanité, avec laquelle il faut bâtir la cité harmonieuse. Sans elle, "toute œuvre est vaine" . Jamais elle ne constituera pour Péguy ce à quoi elle se réduit pour bon nombre d'hommes, parmi lesquels beaucoup de grands esprits : un réservoir de jouissances. S'il n'est pas un Don Juan, ce n'est ni par manque de séduction, ni par rigorisme, mais parce qu'il se refuse à considérer que toutes les femmes sont des femmes pour lui. Il ne consomme pas, mais se met dans un rapport de personne à personne. Sans pour autant nier la dimension sexuée : bien au contraire, il instaure dans la rencontre prévue entre l'homme et la femme une règle. Son rapport à la femme est régi par le respect filial, le contrat conjugal, et de grandes amitiés. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas de difficultés. Les relations avec sa mère deviendront plus conflictuelles au fur et à mesure qu'il s'éloignera du modèle auquel elle l'avait identifié. Sa femme, quant à elle, n'acceptera pas sans réserve les aléas d'une existence privée de sécurité matérielle. Rien de plus révélateur, et de plus poignant, que le dernier hommage rendu par son mari : "vous ne m'avez pas fait perdre une ligne". La tendresse, l'affection, le bonheur ne sont peut-être plus au rendez-vous, mais la reconnaissance d'un respect mutuel dans lequel une œuvre sans pareille a pu s'édifier.

"Contre les dérives du socialisme français"

En janvier 1900, Péguy inaugure le siècle en lançant les Cahiers de la Quinzaine, revue bimensuelle qu'il fera paraître jusqu'à sa mort en 1914. Les premiers numéros des Cahiers sont consacrés à la critique des dérives totalitaires qu'il repère dans l'évolution du socialisme français. La "lettre du provincial", texte-programme de son premier numéro, ne donne aux Cahiers de la Quinzaine d'autre objectif que de "dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste". Dans la série des trois textes intitulés De la grippe, Encore de la grippe, Toujours de la grippe, il oppose "les misères du présent" aux lendemains qui chantent, qui repoussent dans les nuées du devenir l'avènement du bonheur de l'humanité : "Ne nous retirons pas plus du monde vivant pour considérer les sidérales promesses que pour contempler une cité céleste. (...) Préparons dans le présent la révolution de la santé pour l'humanité présente. Cela est beaucoup plus sûr. Travaillons.", déclare Péguy. Ce travail dans le présent, au cœur du monde vivant, Péguy le conçoit comme une œuvre de conversion. Il veut rendre les hommes sensibles à l'injustice et leur ouvrir des chemins de liberté. Mais cette démarche ne peut s'accomplir sous la contrainte. Elle demande une adhésion libre des individus, convaincus en leur for intérieur des bienfaits du socialisme. D'entrée de jeu, Péguy formule de façon rigoureuse son hostilité à la propagande, et se heurte dans les pages de sa revue à ses anciens camarades, qui lui reprochent son "anarchisme individualiste" : "La propagandisation ainsi entendue comme ils veulent qu'on la pratique a toujours conduit à faire massacrer les impropagandisables par leurs anciens amis propagandisés." leur répond-il dans un texte intitulé Pour moi.

A l'endoctrinement Péguy n'a de cesse d'opposer l'enseignement. Le socialisme n'est pas un ensemble de préceptes qu'il faudrait faire entrer dans la tête des gens. C'est, pour Péguy, une disposition morale qui rend celui qui la possède sensible à la dignité de tout homme et à l'injustice du monde, en lui donnant la volonté d'y remédier. Cette attitude, il en est convaincu, peut se communiquer par le biais de la culture. Lui-même n'a-t-il pas fait l'expérience d'une véritable conversion grâce à l'enseignement reçu de Jaurès, le grand homme au savoir encyclopédique et à la parole chaleureuse ? Enseigner, c'est ouvrir des perspectives, ébranler des certitudes, révéler de la beauté. Voilà ce que Péguy veut réaliser à travers sa revue, la voie qu'il choisit et par laquelle il croit pouvoir diffuser son socialisme. Rien de plus éloigné de cette démarche que le principe de la lutte des classes adopté par le parti, qui privilégie les mouvements de masse au détriment du parcours individuel. Là encore, Péguy exprime clairement sa différence :

".. non seulement la lutte de classe n'a aucune valeur socialiste, mais elle n'a même aucun sens qui soit socialiste. Toute guerre est bourgeoise, car la guerre est fondée sur la compétition, sur la rivalité, sur la concurrence ; toute lutte est bourgeoise, et la lutte de classe est bourgeoise comme les autres luttes. (...) En ce sens la lutte de classe est pour tout socialiste un pis-aller bourgeois. Il est donc permis de désirer, d'espérer que la révolution sociale ne sera pas faite ainsi, qu'elle sera constituée par l'universalisation d'une culture socialiste, c'est-à-dire harmonieusement humaine."

Une culture socialiste, c'est-à-dire harmonieusement humaine... Péguy avait déjà exprimé cette idée dans Marcel, Premiers dialogues de la cité harmonieuse : le socialisme n'invente rien de nouveau, il permet à l'humain d'épanouir sans entraves ses dispositions les plus hautes. Une fois de plus, l'opposition est totale, irréductible entre la pensée de Péguy et les positions adoptées par le socialisme officiel. Ce dernier en effet, son unité politique réalisée, pense à se doter d'un corps de doctrines et d'une vision du monde. Casse-cou !, crie Péguy, dans un petit texte magistral. C'est toujours le même danger qu'il dénonce dans le fait d'imposer un point de vue unique à la multitude : "Vous êtes moniste en métaphysique parce que vous êtes et comme vous êtes unitaire en politique" déclare-t-il à Jaurès, devenu son adversaire et l'interlocuteur privilégié de ces premiers Cahiers. Et Péguy de préciser sa propre attitude : "Je n'éprouve aucun besoin d'unifier le monde. Plus je vais, plus je découvre que les hommes libres et que les événements libres sont variés."

De la même façon qu'il s'oppose à l'élaboration d'une vision du monde et d'une lecture de l'histoire socialistes, Péguy réprouve toute idée d'art socialiste. Là encore, le débat s'engage dans un texte intitulé Réponse brève à Jaurès, où Péguy rappelle que l'art est de l'homme, et que la seule attitude socialiste légitime en la matière est la mise à disposition des moyens qui permettront à l'artiste de créer en toute quiétude : "La révolution sociale nous donnera la libération de l'art, mais non pas un art socialiste."

Les écrits de Péguy qui paraissent dans sa revue entre 1900 et 1902 sont donc une mise au point vigoureuse, voire acérée, de ses désaccords avec le socialisme français tel qu'il évolue. Aujourd'hui, alors que s'est achevé un siècle défiguré par les horreurs du totalitarisme, nous sommes frappés par la lucidité du jeune dissident qui dénonce dès leurs prémisses les travers dans lesquels devait sombrer l'une des plus belles aspirations de l'humanité.

Fonctionnement des Cahiers

Mais, en 1900, qui lit Péguy ? Et comment fonctionne sa revue ? Les Cahiers de la Quinzaine ne sont pas sa première expérience en matière de journalisme. Dès ses années de classe préparatoire, il avait convaincu bon nombre de ses camarades de souscrire en faveur d'un "journal vrai", qu'il entendait fonder pour lutter contre la corruption de la presse bourgeoise. Les premiers lecteurs des Cahiers de la Quinzaine seront donc ces souscripteurs. Ayant collaboré à plusieurs revues socialistes, Péguy peut espérer compter sur leur lectorat. Hostile à la publicité, il privilégie le bouche à oreille pour assurer la diffusion de sa revue. La croissance est lente : en quinze ans, il passera de quelques centaines d'abonnés à un maximum de deux milliers de fidèles. Parmi eux, une majorité d'instituteurs et de professeurs de province, et quelques grands noms de l'intelligentsia parisienne. Mais la visée de Péguy n'est pas d'ordre commercial. Il ne se fixe aucun impératif de rentabilité : assurer le bon fonctionnement de la revue et la survie de sa famille lui suffit. Cet objectif modeste ne sera pas facilement atteint... Le sens que Péguy donne à son entreprise, car c'en est une - "Toute la question est de savoir si on travaille dans l'entreprise ou hors de l'entreprise, dans l'ordre de l'entreprise ou dans l'ordre de la sécurité." - est tout intellectuel. Il s'agit de donner droit de cité à des idées, de les diffuser, de les mettre en discussion et de faire en sorte qu'elles s'acheminent jusqu'à des consciences. Car Péguy sait bien que la pensée a besoin d'un support, qu'elle doit se faire tangible pour exister vraiment et, circulant dans le corps social, le transformer. Sa revue sera le véhicule adéquat.

Péguy n'édite pas que ses propres textes. Il a des collaborateurs, non rétribués, faute de moyens. Parmi eux Daniel Halévy, Romain Rolland, dont le roman Jean-Christophe voit le jour dans la revue de Péguy, les frères Tharaud, qui lui confient également leurs premiers essais littéraires. Les Cahiers de la Quinzaine n'ont pas véritablement de rubriques, mais on y trouve des comptes-rendus de la vie politique française, des "courriers" consacrés à des pays étrangers, des nouvelles. Cet éclectisme est dénoncé par certains lecteurs, qui ne voient pas en quoi des textes de natures si diverses peuvent servir le socialisme. Ils accusent Péguy de dilettantisme, ironisant sur les "fioritures de phrases" dont il orne sa revue. Mais si Péguy laisse leur point de vue s'exprimer en publiant leurs lettres, il y répond de façon péremptoire. Son travail, c'est précisément de déranger, voire de "mécontenter", d'ouvrir le débat et non pas d'aller tout uniment dans une direction donnée. Par ailleurs, Péguy est convaincu que la littérature est la mieux armée pour transformer les mentalités, parce qu'elle atteint à la fois la sensibilité et l'intelligence. Il tient le rejet du texte littéraire par les militants socialistes pour une marque d'étroitesse d'esprit et un manque de discernement. Publiant Jean Coste, roman d'Antonin Lavergne qui décrit la misère des instituteurs, il prévient ses lecteurs : "Ceux qui veulent qu'une œuvre d'art soit socialiste, ceux qui, avant de jeter les yeux sur le roman qu'on leur envoie, se demandent s'il entre ou n'entre pas dans les formules des docteurs et dans les motions des congrès seront ici déçus." L'œuvre ne peut témoigner du réel que si elle est conçue dans la plus entière liberté. Alors seulement, elle touche et met en branle.

A l'assaut du monde moderne

Cette conviction, Péguy la tient de son propre rapport à la culture. Maintes fois, il fera place dans ses textes aux classiques dont il est nourri, et dont les œuvres lues, relues, méditées, font avancer sa pensée. Corneille et Hugo sont ainsi incorporés à la prose de Péguy, qui les cite, les commente, mais toujours dans le mouvement de sa propre création. Il n'est donc pas surprenant que Péguy se soit intéressé à la manière dont la littérature était enseignée au lycée et surtout à l'Université. Tout un pan de son œuvre est consacré à la critique des méthodes adoptées par l'enseignement supérieur pour transmettre à la jeunesse les grands textes du passé. Les Cahiers de la Quinzaine, dont la boutique est située face à l'imposante Sorbonne, partent à l'assaut de cette forteresse du savoir, lui assénant sans complexe les coups les plus rudes. Là encore, le support de la revue permet à Péguy d'intégrer sa pensée dans un débat, et la dimension polémique de ses textes doit être interprétée en fonction de leur mode de diffusion. Péguy invective les mandarins et les pontes au nombre desquels il aurait pu compter avec le souci de contrebalancer leur influence. L'action et la transformation du réel sont toujours l'horizon de sa production intellectuelle.

"Il y a un abîme pour une culture, pour une histoire, pour une vie passée dans l'histoire et dans l'humanité, pour une humanité enfin, entre figurer à son rang linéaire dans la mémoire et dans l'enseignement de quelques savants et dans quelques catalogues de bibliothèques, et s'incorporer au contraire, par des études secondaires, par des humanités, dans tout le corps pensant et vivant, dans tout le corps sentant de tout un peuple." Toute œuvre est vive. Un texte traverse les siècles, devient un classique, parce que des générations successives se sont nourries de lui, y ont puisé un aliment qui les a fait croître. Ce qui fait une œuvre, c'est précisément le potentiel de vie qu'elle recèle. L'art, sous toutes ses formes, n'a pour raison d'être que d'émouvoir et de mouvoir les hommes. Cette émotion est précisément ce que les meilleurs professeurs savent faire jaillir, quand ils découvrent à leurs élèves les trésors recélés par un grand texte. Dans les écrits de Péguy, abondent les louanges ou les portraits à charge de ses anciens professeurs, mais aussi les références littéraires et les commentaires d'œuvres, du Polyeucte de Corneille au Booz endormi d'Hugo.

Rien à voir avec l'approche soi-disant scientifique des "modernes". Dans les premières années du siècle, de grands noms de l'Université mettent au point une méthodologie influencée par le positivisme. Ils abordent le texte non plus comme le réceptacle d'un sens, mais comme un matériau à disséquer. Désormais, il convient de traiter les œuvres avec objectivité, en les soumettant à toute une batterie d'examens. La littérature se métamorphose en une sorte d'archéologie qui chosifie les textes, simples supports d'analyses sophistiquées. En prenant pour cible Taine puis Brunetière, Péguy dénonce avec vigueur ce qu'il appelle "le règne et le triomphe du commentaire - sur le texte -, des références, des notes et annotations, des comparaisons et confrontations, de la glose, des reports, des systèmes, de la bibliographie, des documents, des citations, de l'immense, de l'inoubliable, de l'inépuisable appareil." A cet arsenal barbare, qui "empoigne si brutalement les ailes froissées du pauvre génie", Péguy oppose l'amour de l'œuvre, et nous apprend à lire : "ce que c'est que lire, c'est-à-dire entrer dans ; dans quoi, mon ami ; dans une œuvre, dans la lecture d'une œuvre, dans une vie, dans la contemplation d'une vie, avec amitié, avec fidélité, avec même une sorte de complaisance indispensable, non seulement avec sympathie, mais avec amour."

Si les Cahiers des deux premières années sont consacrés à la critique des déviations du socialisme, entre 1904 et 1909, le motif que l'on rencontre le plus fréquemment sous la plume de l'écrivain est celui du monde moderne. La réflexion de Péguy, toujours en débat avec son temps, traque les insuffisances de ce monde dans son fonctionnement intellectuel. Alors qu'il se targue de mettre à bas les anciennes métaphysiques au nom de la science et du progrès, le monde moderne a sa propre métaphysique, qu'il diffuse par l'action du gouvernement, et notamment par l'enseignement. Tels sont les deux axes de la pensée de Péguy sur le monde moderne : en exposer les fondements, et dénoncer la propagande dont ils font l'objet. Il a pour adversaire déclaré "le parti intellectuel", dans lequel il range les universitaires arrivés au pouvoir à l'issue de l'affaire Dreyfus et sous le combisme. L'anticléricalisme militant et persécuteur des radicaux le révolte, non par sentiment religieux, mais parce qu'il récuse le fait que l'on puisse attenter à la conscience par des moyens gouvernementaux. Il en appelle donc à la "séparation de la métaphysique et de l'Etat" .

Le mythe du progrès, l'hégémonie du modèle scientifique dans le domaine de la pensée, trahissent, après l'éviction du dieu chrétien comme de tous les dieux, la divinisation de l'homme, dont l'entendement serait la mesure de toute chose. Dans Zangwill, Péguy montre comment la question de l'interprétation des œuvres littéraires est liée à celle de la représentation du monde et de la place que l'homme y occupe. Taine et Renan, ces savants qu'il nomme les "pères du monde moderne", n'hésitent pas à s'attribuer les prérogatives de la toute-connaissance et de la toute-puissance, dans leur prétention à venir à bout du réel par la connaissance objective. Or Péguy, s'il n'est pas religieux, est métaphysicien : il sait que toutes les civilisations se sont efforcées de donner un sens au mystère de la destinée humaine. Seul le monde moderne, dans son arrogance, a choisi de supprimer ce mystère. Telle est sa métaphysique, la plus grossière et la plus barbare de toutes.

La France en péril

Dans cette même période, Péguy est en état d'alerte permanente : en 1905, les menées allemandes au Maroc font craindre un regain d'impérialisme du puissant voisin. Alors que les socialistes font bon accueil aux prises de positions pacifistes de Gustave Hervé, auteur de Leur Patrie, Péguy rétorque avec Notre patrie (1905), un texte qui tranche par son ton et ses thèmes sur les précédents. Au cours d'une déambulation dans Paris, surgissent en lui "les voix de mémoire engloutie" : la France est menacée, non pas seulement la France de 1905, mais la nation millénaire, qui porte à travers son histoire et sa culture les valeurs de liberté auxquelles l'écrivain est si attaché. Désormais, il s'agit pour lui de défendre ce patrimoine à la fois temporel et spirituel, à travers une ressaisie de l'histoire de son pays.

Au cours de ces années, Péguy écrit beaucoup, mais il publie peu : nombre de pages rédigées entre 1905 et 1908 ne seront éditées qu'après sa mort. Sa pensée en mutation se cherche. En revanche, il consacre une grande partie de son énergie à faire vivre sa revue. Les difficultés matérielles ne manquent pas, mais Péguy est persuadé du bien-fondé de son entreprise et se targue de la mener à bien en dépit des efforts que cela lui coûte.

De cette intense activité intellectuelle et matérielle, s'apprête à naître un nouveau pan de son œuvre.

Claire Daudin