"Charles Péguy, l'inclassable" - Compte rendu de lecture

Le 25/08/2014

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Au printemps, Géraldi Leroy a publié une remarquable biographie de Charles Péguy (Charles Péguy, l’inclassable, éditions Armand Colin). Cela fait plus de 30 ans que ce professeur de littérature étudie l'œuvre de Péguy, ce qui en fait un des meilleurs spécialistes. Plusieurs articles de presse ont été consacrés à la sortie de cette biographie (voir ici). Aude Bonord, maître de conférences en littérature à l'université d'Orléans, a lu l'ouvrage et nous en propose ici un compte rendu de lecture.



L’excellente introduction de Géraldi Leroy rappelle les diverses manipulations mémorielles dont Péguy a été victime après sa mort, qui ont à la fois brouillé son image et infléchi sa réception. Cette biographie tient à dégager l’écrivain de ces luttes partisanes, affirmant clairement que « Péguy n’est ni de droite ni de gauche » (p. 9). L’auteur prend également le parti de ne pas retracer une continuité de la pensée du poète de Jeanne d’Arc, mais de mettre en évidence ses contradictions, ses évolutions, ses ruptures, sans reconstituer une logique après coup. Enfin, il vise à « nuancer les contours de l’autoportrait éloquemment tracé par Péguy et souvent complaisamment reproduit par nombre de ses biographes » (p. 325), en particulier son rapport au peuple.



Il s’attache tout d’abord à corriger certaines images de l’enfance de Péguy, notamment la vision misérabiliste de la situation matérielle de sa mère. Il tente également de reconstituer la vision du monde de l’enfant inculquée par le milieu familial, mais surtout par l’école. De très intéressantes pages replongent le lecteur dans le type d’enseignement reçu à cette époque, en particulier à travers l’étude des manuels, des devoirs et des cahiers de l’écolier. Ces années de formation sont également replacées dans leur contexte socio-historique, faisant mention dès que possible de la réaction du jeune Péguy à l’actualité, sans l’interpréter prématurément comme les prémices d’une adhésion au socialisme. Le biographe s’attache d’ailleurs à développer les autres centres d’intérêt de Péguy, comme le théâtre ou la musique, en plus de son activisme social. Cette approche est reprise systématiquement dans les chapitres ultérieurs, elle permet de comprendre le poète dans la société de son temps et de prendre du recul pour souligner la différence entre la réalité historique et la réalité perçue par le regard militant de Péguy. Géraldi Leroy s’attache aussi à situer Péguy dans les débats d’idées de son époque, au sein des sensibilités politiques de gauche (du socialisme à l’anarchisme libertaire) et par rapport à certaines grandes figures du socialisme, en particulier Jaurès, Sangnier, ou du nationalisme, avec Maurras.

L’œuvre n’est pas en reste. Le biographe l’examine au fur et  mesure, en établit la genèse et n’hésite pas à faire part des difficultés d’interprétation ou d’explication, notamment à propos de Marcel. Il en est de même des Cahiers de la Quinzaine, objets d’un chapitre entier. L’aventure de cette revue est retracée, ses principes et son contenu développés. Sa conception est aussi replacée dans le paysage des autres revues socialistes ou littéraires de l’époque pour définir ou nuancer son originalité. Le biographe s’attache également à démentir certaines idées reçues, par exemple celle qui offre l’image d’une revue gérée sans aucun moyen ou encore à propos des relations entre Péguy et Jaurès. Les œuvres sont replacées dans la vie de l’homme, mais aussi brièvement analysées d’un point de vue littéraire ou socio-historique. La réécriture de la Jeanne d’Arc de 1897 fait, par exemple, l’objet d’une intéressante étude de réception qui montre combien Péguy peine à trouver sa place dans le champ littéraire, même après son retour à la foi.

Soulignons également la très grande rigueur intellectuelle de ce volume. Géraldi Leroy n’hésite pas en effet à signaler les lacunes de la documentation qui impliquent l’impossibilité de trancher sur tel ou tel point, telle ou telle interprétation, par exemple : « Aucun document d’époque, aucune lettre notamment, ne permet de saisir au juste selon quelles modalités s’est exercée l’influence de Marcel Baudouin. » (p. 45)



Bien plus que le portrait d’un homme, Géraldi Leroy brosse donc le tableau d’une époque et se situe constamment à la croisée de l’histoire des mentalités et des idées, notamment dans les pages sur l’affaire Dreyfus, sur les rapports entre socialisme et patriotisme, sur le retentissement la question arménienne dès 1894-1896, ou encore sur la question de l’Alsace-Lorraine. Le 8e chapitre s’attache à situer le nationalisme de Péguy de 1910 à 1914 dans le climat de l’époque et par rapport aux autres positions vis-à-vis de la guerre imminente, comme celle de Jaurès. Il l’envisage également sous l’angle du rapport du poète à la tradition : sa position dans le débat sur la question des humanités autour de la réforme de l’enseignement secondaire (suppression du latin obligatoire), sa position sur le modernisme et sur les questions de société de son temps (comme la place de la femme). Le chapitre montre comment Péguy garda son indépendance vis à vis de la gauche et de la droite, et défendit la tradition sans pour autant renier le socialisme tel qu’il l’avait conçu. Le chapitre tend alors à réfuter l’idée de revirement idéologique au profit de celle d’une évolution.

Par ailleurs, la biographie ne prend pas fin avec la mort de Péguy. Le dernier chapitre détaille la réception de Péguy en distinguant trois périodes. De 1914 aux années 1920, c’est le poète mort au champ d’honneur qui est mis en avant sous la forme de traits stéréotypés : le patriote héroïque, l’incarnation de la race française. Géraldi Leroy évoque la position maurrassienne, celle des catholiques et celle des périodiques de gauche, assez peu représentée. Pour les années 1930, l’auteur passe en revue à nouveau la presse de des deux bords politiques et les catholiques. Il souligne à juste titre que la spécificité de la période ne se résume pas à la récupération fascisante de Péguy. Il est en vogue, car il entre en résonance avec l’esprit des années 1930, en particulier le désir d’une révolution, et il sert également de référence au moment de la montée des périls. Enfin, la figure de Péguy est plus fortement mobilisée encore pendant l’Occupation, par des idéologies antagonistes.



La conclusion énumère les principaux points qui font que Péguy « ne cesse de parler à notre temps », ouvrant à nouveau utilement la biographie sur l’histoire des idées et sur le présent. À ce titre, cet ouvrage, très clair dans son érudition, n’intéressera pas les seuls spécialistes de Péguy. Il sera très utile à qui souhaite se plonger dans l’esprit d’une époque, ses débats politiques, sociaux, littéraires, et à qui souhaite comprendre comment Péguy a pu nourrir de sa pensée tout le XXe siècle et combien il est encore actuel.



Aude Bonord





Géraldi Leroy, Charles Péguy, L’inclassable, Armand Colin, 2014.


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