"Péguy point final" - Compte rendu de lecture

Le 03/02/2015

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Il y a quelques mois, Benoît Chantre, écrivain, éditeur et membre de l'Amitié Charles Péguy, a fait paraître un essai sur Charles Péguy (Péguy point final, édition du Félin). Nous avons signalé cet ouvrage lors de sa sortie (voir ici), nous avons également rédigé une revue de presse rassemblant les articles relatifs à cette publication. Nous publions ici un compte rendu de lecture, rédigé par Alexandre de Vitry, attaché de recherche au Collège de France.






L’essai de Benoît Chantre, sous son titre lapidaire, reprend divers textes de l’auteur en les intégrant à une réflexion continue, cohérente et fluide, fruit des années que Benoît Chantre a passées à lire et à méditer Péguy, ramassées en cet essai dense et touffu. Chacun des quatre chapitres n’a pas la même importance, mais tous ont en commun l’ambition de faire apparaître, dans la pensée et, surtout, dans l’écriture de Péguy, une nouvelle manière de critiquer, d’examiner, mais aussi de faire l’histoire – au sens de la discipline historienne comme de l’événement historique. Ce faisant, le mérite essentiel de l’auteur consiste à ne pas se contenter de déplier la pensée de Péguy, de la répéter – Péguy s’est sans doute déjà assez répété lui-même –, mais à se mettre à l’écoute de son œuvre tout en la confrontant à des références nouvelles, aussi pertinentes que rarement maniées par les péguystes. Rendre Péguy à une histoire intellectuelle riche, vivante, permet de le sortir des ornières dans lesquelles on a l’habitude de le laisser, celle du dreyfusard exalté, du patriote va-t-en-guerre, de l’écrivain catholique, autant d’identités forcément réductrices, qui inscrivent chaque fois Péguy dans un certain canton de la pensée et atténuent sa singularité – sa bizarrerie, même. 


Dans cette perspective, le premier chapitre de l’ouvrage propose une lecture serrée du dispositif textuel si particulier de Notre patrie, en le rapprochant de la pensée de l’école des Annales ou de la philosophie de Jacques Rancière. Benoît Chantre prête attention au fin travail d’écriture de Péguy, qui décrit une foule « démocratique », au sens de Rancière, autour de la venue du roi d’Espagne à Paris, et qui glisse vers une écriture elle-même ouverte à l’histoire de tous, par l’inscription du lecteur dans le processus de formation textuelle, selon une forme de « subversion égalitaire » (p. 44). Notre patrie fait converger la recherche d’une écriture singulière nouvelle, et la volonté d’intégrer à cette écriture la pluralité irréductible d’un peuple vivant, divers, ouvert à tous les possibles. La médiation de Victor Hugo est ici essentielle : par la répétition des vers du poète s’opère une rencontre entre, non seulement, Hugo et Péguy, mais entre les deux auteurs et le lecteur, la foule des lecteurs, qui elle-même entre en résonance avec le cortège parisien décrit dans le texte, sous une forme de « communion qui résiste à l’unanimité guerrière » (p. 50). La lecture détaillée de Benoît Chantre permet de rétablir la particularité de Notre patrie, qu’on a pu parfois réduire à la simple amorce du bellicisme de Péguy, alors que se joue plutôt, dans ce texte, la mise en scène « démocratique » et « républicaine » d’une nouvelle forme d’écriture, opposée à l’histoire institutionnelle repoussée dans les premières pages du Cahier


Nous pourrions tout de même apporter une nuance à la lecture de Benoît Chantre. Celui-ci, à la fin du chapitre, décèle dans la rupture brutale sur laquelle s’achève Notre patrie, une forme de glas, venant menacer « l’harmonie » républicaine auparavant représentée, ce que permettrait de préserver le travail d’un « souvenir » commun. Or nous pourrions renverser cette idée : si, certes, l’attentat brise l’harmonie populaire qui traverse le texte, les dernières lignes de l’essai dessinent une autre forme de collectivisation de la voix et de l’écriture, par l’évocation de la fameuse « voix de mémoire engloutie ». Celle-ci n’est pas superposable à l’unisson démocratique du cortège parisien ; elle relève d’une autre logique, plus anonyme et mystérieuse, où l’individu tend à se dissoudre (ce qui n’était pas le cas auparavant), et elle ne peut être seulement considérée sous un jour « républicain » ou « démocratique ». Y apparaissent, déjà, la « patrie », la « nation », la « race », autant de formes collectives nouvelles sous la plume de Péguy, qui occuperont une place fondamentale dans ses textes postérieurs et dont la charge rhétorique et idéologique est d’une nature inédite pour lui. La « patrie » de Péguy n’est pas simplement l’autre nom de la « démocratie » ; une forme collective se substitue à l’autre, ce dont Par ce demi-clair matin donnera la confirmation. 


Benoît Chantre n’évite pas cette question : en effet, par la suite, il examine attentivement la notion de « race », en faisant jouer la paronomase de Péguy entre « race » et « grâce », « race de la gloire » et « grâce de la Loire ». L’idée de « race », associée à l’enracinement terrien, au déterminisme biologique et géographique, est en effet inséparable, chez Péguy, de la mise en place progressive d’une réflexion théologique, qui culmine dans l’oxymore de « l’arrachement raciné » de Victor-Marie, comte Hugo. C’est ce que le deuxième chapitre de l’essai de Benoît Chantre permet de saisir au plus près, par une exploration fouillée et convaincante du « système chrétien » de Péguy. La christologie de Péguy, et sa pensée de la sainteté, sont mises au jour comme des voies dynamiques de conciliation de l’éternel et du temporel, du spirituel et du charnel, catégories bien connues des lecteurs de Péguy. L’originalité de la démarche de Benoît Chantre repose, elle, sur l’importance accordée, dans cette lecture, aux ordres pascaliens comme au renouveau philosophique bergsonien, en particulier dans l’opposition du « mécanique » et de « l’organique ». 


Le troisième chapitre de l’essai est peut-être à la fois le plus ambitieux et celui qui gênera le plus certains lecteurs, par un usage très appuyé de la perspective girardienne, chère à Benoît Chantre. Le système de René Girard a le défaut des théories globales fondées sur un seul principe – en l’occurrence, celui du « désir mimétique » : n’importe quel phénomène y est intégrable, pour peu qu’on y mette un peu du sien, à la manière de la « sociologie » d’Auguste Comte ou du « matérialisme dialectique » du marxisme-léninisme. Rien n’est étranger à la raison girardienne, malgré la simplicité de son principe de départ – et sans doute grâce à cette simplicité. La vertu heuristique du procédé, ici, est toutefois loin d’être nulle : Benoît Chantre propose de lire la relation de Péguy à Jaurès comme un cas d’école de relation « mimétique », notamment dans son basculement, depuis un Jaurès « modèle » à un Jaurès « scandaleux », auquel vient se substituer le modèle « prophétique » de Bernard Lazare. Par bien des aspects, la démonstration est passionnante et fait apparaître d’une manière nouvelle le rapport général de Péguy à la question du modèle, de l’imitation, qui « engag[e] tout l’être individuel et social » (p. 93). Les pistes ouvertes par Benoît Chantre sont fort stimulantes, notamment par la mise en perspective de l’imitation, disons, anthropologique, et de la question stylistique (mais aussi historique) que pose la fameuse « répétition » péguyenne. La force de la réflexion fait vite oublier la seule référence girardienne, et le lecteur trouve dans ce troisième chapitre une voie particulièrement riche pour saisir la pensée relationnelle de Péguy, dans toute son ambiguïté – ce qu’il nomme, dans ses conférences de 1904, la « communication sociale » –, sans laquelle on ne peut saisir le fond de son républicanisme, de son patriotisme ou de son christianisme. 


Le dernier chapitre, enfin, plus bref, propose une synthèse de ces différentes perspectives, en insistant sur le caractère inséparable, chez Péguy, de la démarche éthique, ou politique, et de l’entreprise littéraire. Pour Benoît Chantre, « il n’y a pas, chez Péguy, d’opposition du droit au fait littéraire, de subjectivisme qui fonderait une révolte du sujet face à l’impersonnalité de l’État, mais un rapport de fondation mutuelle entre les deux » (p. 119-120) – ajoutons peut-être, toutefois, que cette « fondation mutuelle » ne prend guère, et que le « tourniquet entre le collectif et l’individuel » qui anime l’écriture de Péguy, comme l’écrivent Pierre Glaudes et Jean-François Louette¹, tend à compromettre en permanence la « fondation » que Péguy appelle pourtant de ses vœux. Mais par là, Benoît Chantre révèle surtout, chez Péguy, un remède vivifiant aux « dangers de la vulgate hégélienne » (p. 124), qui fait de l’histoire cette force impersonnelle, confondant dans une même figure Dieu et l’humanité. Péguy, associé ici à Levinas, propose au contraire une refondation morale de l’histoire, un tissage, à l’échelle de chacun, du collectif, plutôt qu’une digestion de l’individu dans un vaste tout qui l’englobe et le détermine. Cette prise « morale » sur l’histoire trouve sa forme achevée dans la « mystique » dreyfusiste, fondée sur le droit tout en dépassant la logique juridique, pensée collectivement tout en se fondant individuellement – nous retrouvons, alors, la figure de Bernard Lazare. 


L’essai de Benoît Chantre, très ambitieux malgré sa taille modeste, constitue sans doute la plus originale tentative d’exégèse parmi les nombreuses publications péguystes de cette année de centenaire. Si nous y avons ajouté quelques nuances, c’est qu’un tel essai prend nécessairement des risques intellectuels forts, en ne se contentant ni de la ferveur de l’hommage, ni du ronron de la paraphrase, mais en prenant Péguy au sérieux, en l’intégrant à la vaste et complexe histoire intellectuelle de son siècle, dans laquelle il mérite de figurer. Certes, Péguy a toutes les raisons d’être associé aux commémorations de la Grande Guerre ou à l’histoire des idées politiques de gauche et de droite, mais il est aussi, et d’abord, un écrivain et un philosophe, vivant aujourd’hui par l’importance que lui accordent certains des penseurs et des chercheurs les plus incontournables de notre époque, de Pierre Manent à Bruno Latour, en passant par Antoine Compagnon. Un ouvrage comme celui de Benoît Chantre permet de rendre Péguy à cette vie de l’esprit. Ce Péguy point final sonne comme une invitation : fin des malentendus, ouverture des écoutilles. Il est plus que jamais nécessaire de penser ce moment si étrange de l’histoire intellectuelle et littéraire qui se nomme Péguy et dont l’importance reste encore à mesurer.


Alexandre de Vitry


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1 - Pierre Glaudes et Jean-François Louette, L’Essai [1999], nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Armand Colin, 2011.













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