"Péguy et les femmes" : bilan du colloque

Le 27/12/2015

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"Péguy et les femmes" : tel était le thème d’un passionnant colloque organisé à Lyon le 3 et 4 décembre dernier (voir ici). Ces deux journées d’étude ont permis d’apporter un regard nouveau sur les figures féminines présentes dans la vie et l’œuvre de l’écrivain.

L’événement était organisé par Charles Coustille, Alexandre de Vitry et Sarah Al-Matary (photo). Cette dernière a accepté de dresser un bilan de ce colloque. Interview.
 



Amitié Charles Péguy : Quel bilan général tirez-vous de ces deux jours de colloque ?



Sarah al-Matary : Ces journées ‒ où trois générations ont partagé leurs connaissances ‒ se sont placées sous le signe du « mixte », catégorie qu’ont fait émerger les échanges. Outre qu’elle permet de dépasser les partages binaires dont Péguy est si souvent prisonnier, cette catégorie rend idéalement compte de la variété des approches présentées au colloque. Qu’elles relèvent de l’histoire sociale et culturelle, de la biographie, de la poétique, de la théorie ou des études de réception, elles ont contribué à nuancer l’image quelque peu viriliste parfois attachée au soldat de la Grande Guerre, mais aussi à situer Péguy dans le cadre d’un long XIXe siècle débouchant, en France et ailleurs, sur des lectures contrastées. L’espace de deux jours, la comtesse Almaviva, Anna de Noailles et Colette ont côtoyé Louise Michel, Gabriela Mistral et Madeleine Pelletier.



Amitié Charles Péguy : Vous aviez choisi de mettre en lumière l'univers féminin dans la vie et l'œuvre de Charles Péguy. Quelles sont les spécificités de cet univers ?



Sarah al-Matary : Péguy n’est pas féministe ; mais l’importance qu’il accorde aux personnages féminins dans son œuvre, le nombre de femmes avec lesquelles il noue amitié ou collabore, et sa capacité à s’exprimer aussi bien à travers des voix masculines que des voix féminines le distinguent. En cela, il s’écarte à la fois d’une certaine gynophobie fin-de-siècle, de la haine des bas-bleus (bien ancrée chez les écrivains catholiques) et de la misogynie qui imprègne le mouvement ouvrier de Proudhon à Sorel. À distance de la sur-sexualisation contemporaine du féminin, Péguy pense dans la sublimation des désirs une société sinon égalitaire, du moins équitable. Sa conception comme sa représentation de « la » femme restent cependant traversées de paradoxes : la plupart des femmes évoquées dans sa production sont des êtres de papier ou des figures mythiques (fussent-elles « historiques ») ; parmi les rares femmes qui contribuent aux Cahiers de la quinzaine, certaines ‒ Mathilde Salomon et Louise Lévi ‒ se consacrent à une activité alors jugée subalterne, la traduction ; d’autres se cachent derrière des initiales, quand elles ne choisissent pas l’anonymat. Quelle que soit leur visibilité, les lectrices et les correspondantes de Péguy demeurent peu connues… et difficiles à étudier. On sait peu de choses, par exemple, des abonnées des Cahiers, parmi lesquelles figuraient beaucoup d’institutrices ou de directrices d’établissements scolaires.



Amitié Charles Péguy : En quoi l'entourage féminin de Charles Péguy influence-t-il son œuvre ?



Sarah al-Matary : Les femmes de la famille Péguy se trouvent au centre de plusieurs mythes que l’écrivain lui-même a contribué à alimenter. Élevé par sa mère et sa grand-mère, il rendra hommage à la première, femme modeste et libre, qu’il opposera à l’ascendance bourgeoise des intellectuels ; il entretiendra une relation forte mais tumultueuse avec sa mère, qui le gratifiera d’une gifle publique mémorable alors qu’il est déjà marié. Curieusement, les autres femmes qui ont compté dans l’existence de Péguy n’apparaissent pas explicitement dans son œuvre. Geneviève Favre, en qui il a trouvé à Paris une mère de substitution, est symboliquement saluée comme la « grande amie » au détour d’un vers des Tapisseries ; confidente des émois spirituels et sentimentaux de l’écrivain, elle prend le parti de Charlotte, l’épouse de Péguy, infatigable correctrice qui portera la mémoire de son mari mort au feu. Présente-absente, Blanche Raphaël n’est à son tour mentionnée qu’à travers un acrostiche célèbre des quatrains. Médiatrice plus que muse, elle oriente pourtant secrètement tout un pan de la création péguienne.



Amitié Charles Péguy : Quelles seraient d'éventuelles pistes de recherche à approfondir, compte tenu de ce qui a été évoqué durant ce colloque ? 



Sarah al-Matary : L’argumentaire diffusé en amont du colloque signalait deux pistes qui mériteraient des développements. Le rapport de Péguy aux femmes qui travaillent, d’une part : thème central dans les débats du temps, il offre un bel observatoire de l’articulation – longtemps problématique, on le sait ‒ entre question sociale et question féminine. D’autre part, envisager Péguy sous l’angle des gender studies aurait pu apporter un complément intéressant à l’étude ‒ esquissée lors du colloque ‒ du genre grammatical dans son œuvre ou de sa conception philosophique des partages genrés. Nous espérons que cette manifestation aura suscité l’envie, non seulement de relire Péguy, mais de le lire autrement. 



 



Propos recueillis par Olivier Péguy 


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