Péguy, Guillebaud, La Vie
Le 21/01/2012
Le journaliste et écrivain Jean-Claude Guillebaud a consacré sa chronique du 12 janvier dans l’hebdomadaire La Vie, à Charles Péguy. Dans cet article, l’essayiste met en avant l’actualité de la pensée de Péguy, un «indigné bien avant l’heure». Il rend aussi hommage à son «ami» Jean Bastaire, en citant notamment l’interview publiée dans le dernier Bulletin de l’Amitié Charles Péguy et dont des extraits figurent sur notre site.
Avec l’aimable autorisation de l’auteur, nous publions ci-dessous cette chronique.
Péguy (nous) revient !
Certes, nous ne l'avions jamais oublié, mais il est clair que Charles Péguy (disparu en septembre 1914 à l'âge de 41 ans) revient en force dans la sensibilité d'aujourd'hui. Et pas seulement parmi les chrétiens. Des confrères aussi différents qu'Edwy Plenel et Alain Finkielkraut, le comptent parmi leurs maîtres. Ce dernier lui a même consacré, en 1991, un superbe livre-hommage au titre prémonitoire : le Mécontemporain. Péguy, lecteur du monde moderne.
Que Péguy retrouve une pleine actualité est évident. Sa défiance à l'endroit de l'argent, ses exigences morales, la solitude impécunieuse qu'il assuma contre vents et marées, son attachement quasi-mystique à la nature : tout cela s'accorde étrangement aux désarrois et aux colères de l'époque. Péguy, lecteur évident de l'Evangile, critique à l'égard des complaisances de la presse, fut un « indigné », et un « écologiste », bien longtemps avant l'heure.
Parmi les héritiers indéfectibles de Péguy, j'aimerais rendre un hommage particulier à notre ami Jean Bastaire, qui collabora longtemps à la revue Esprit. Le dernier Bulletin de l'Amitié Charles Péguy (daté d'octobre-décembre 2011), publie une interview vibrante où Bastaire remet bien des pendules à l'heure au sujet du poète et essayiste, animateur têtu des Cahiers de la Quinzaine. Contrairement à ce que l'on dit parfois, Péguy n'est pas un chrétien d'origine qui serait « revenu » à la foi de son enfance. Né dans une famille modeste et athée, il ne « rencontra le Christ » qu'autour de ses 35 ans.
Pour évoquer sa jeunesse de « fils des Lumières et de la révolution de 1789 », Péguy utilisait un néologisme : il était « inchrétien », c'est-à-dire ni hostile au christianisme, ni inspiré originellement par lui. Mieux que quiconque, il apportera ensuite la preuve d'une vraie cohérence entre sa filiation républicaine et l'Evangile. Je cite ici Bastaire : « Comme Péguy l'affirme, "ce n'est pas en revenant en arrière, mais en continuant en avant, jusqu'au bout du républicanisme laïque et socialiste qu'on peut trouver le christianisme" ».
Nous qui tentons de dire aujourd'hui, bien plus maladroitement, que le message évangélique a des choses à dire aux hommes de ce temps (même non-chrétiens), c'est peu de dire que la relecture de Péguy nous enflamme. J'ajouterai que Péguy, défenseur d'Alfred Dreyfus mais hostile au pacifisme capitulard de 1913 (ce qui le sépara de Jean Jaurès), fut honteusement récupéré, 25 ans après sa mort, par le pétainisme. Merci à Bastaire de nous rappeler enfin - alors que l'immatériel informatique nous colonise - que l'incarnation est une valeur fondamentale car, disait Péguy, « le surnaturel est lui-même charnel ».
Jean-Claude Guillebaud
(Texte paru dans La Vie, 12 janvier 2012)