Une lectrice de Péguy : Isabelle de Mecquenem
Le 31/03/2014
Isabelle de Mecquenem est professeur de philosophie à l'ESPE (école supérieure du professorat et de l'éducation) de l'académie de Reims au sein de l'université de Reims Champagne Ardenne. En 2013, elle a contribué à la rédaction du Dictionnaire historique et critique du racisme (Editions PUF). Par ailleurs, elle collabore à la revue en ligne "Skhole.fr" qui contribue à "penser et repenser l’école". Elle y cite fréquemment Charles Péguy. D’où lui vient son intérêt et sa connaissance de Péguy ? Interview.
Amitié Charles Péguy : Comment en êtes-vous arrivée à Péguy ?
Isabelle de Mecquenem : Par un grand paradoxe : alors que j’ai pu l’ignorer pendant les années déterminantes de mon cursus scolaire et universitaire, c’est par la question de l’école, des enseignements et de la culture à laquelle Péguy a conféré une insigne gravité, que j’ai pu le rencontrer.
De formation littéraire et philosophique depuis le lycée, le premier contact avec Péguy s’est d’abord limité à des citations foudroyantes d’acuité et de véhémence qui me permettaient d’introduire dans le jardin à la française des dissertations, en trois parties toujours, une pointe d’« acratisme » jubilatoire, qui, comme Jacques Julliard l’a bien souligné, signifie pour Péguy, le rejet du pouvoir, non de l’ordre.
Cette tendance à réduire le génie de Péguy en citations et en « morceaux choisis » trahit malheureusement les travers et la superficialité de la culture scolaire, voire le triomphe de ce que Péguy appelle lui-même la « fausse culture » sévissant à l’école ou à l’université lorsqu’elles se mettent à entraver le développement de l’autonomie intellectuelle passant par le contact précoce et direct avec les œuvres et la recherche du vrai.
Ainsi, avec la liberté d’esprit intégrale qui le caractérise, Péguy n’hésite pas à établir un parallèle entre les proverbes populaires « d’avant la culture » et les « formules » de certains intellectuels qui propagent cette « fausse culture » pour en tirer profit, prestige ou influence, ou encore, lorsqu’il dénonce le pseudo-philosophe qui, en guise de pensée, « se fait la classe ». Péguy m’a ainsi convaincue de ne jamais mettre de majuscule à « professeur » et à « philosophie » comme il le suggère à propos de « dieu » dans Les Suppliants parallèles.
Le problème est que cette « fausse culture » n’inspire pas seulement une pantomime académique faite de mécanismes bien huilés. Il s’agit, plus radicalement, d’une entreprise de conquête et de conservation du pouvoir, d’une forme spécifique de domination que, selon Péguy, le « monde moderne » a fomentée. La science et le progrès comme arguments pour asservir les esprits : tel est le danger qu’il appréhende à travers le développement sans précédent de l’école et d’un enseignement d’État qu’il anticipe d’ailleurs avec un discernement incomparable : « l’enseignement a pris une telle place dans le monde moderne » écrit-il dans ses notes en vue d’une thèse. Lui, le contemporain de Jules Ferry et de Ferdinand Buisson, a compris que l’école pouvait aussi briser l’élévation intellectuelle du peuple, moyen le plus puissant de son émancipation politique et sociale. L’école est frappée d’une ambivalence à cause de son lien avec le politique et Péguy est celui qui a le mieux compris ce danger fatal.
Que dire alors de l’hégémonie actuelle des médias et de ceux que j’appelle des « dealers d’opinion », ainsi que du rôle des « think tanks » en politique, à l’aune de cette notion de « fausse culture » dont la pertinence reste intacte pour rester lucide grâce à Péguy qui fut un penseur « out of the box » toute sa vie ?
Je dois ainsi reconnaître aujourd’hui, que, même à travers le tamis de formules ressassées donnant l’illusion d’un Péguy domestiqué, perce toujours sa véhémence salutaire, posant « l’air de rien » de petites bombes sous « la pensée toute faite ». Péguy ayant porté l’exigence de vérité à l’incandescence, y compris dans le lieu géométrique de la controverse qu’est la politique en démocratie, il est impossible de l’assigner à une interprétation péremptoire ou à des arguments d’autorité. Telles sont sa force et sa vertu : un « éducateur » au sens que Nietzsche a donné à ce terme, car Péguy met la condition humaine à nu, cherche toujours à la saisir dans sa complexité, dont il a une conscience aiguë et presque douloureuse, avec les ressources inouïes de son intelligence, et sans occulter les aspects tragiques de la réalité.
Amitié Charles Péguy : Qu’est-ce qui vous plaît chez Péguy, dans sa vie, dans sa pensée, dans son œuvre, dans son style ?
Isabelle de Mecquenem : Péguy, c’est l’eau et le feu : l’ordre et la révolution, la mystique et la raison, le socialisme et Jeanne d’arc, la République et le christianisme, le classicisme et la transgression, le réel et l’utopie, la morale et la politique, le soldat et le philosophe, le catholique anticlérical et le philosémite, le patriote et l’internationaliste, l’écrivain et le paysan, le libertaire et l’admirateur du passé, l’esprit de discipline et le révolté permanent, la « dent dure » et les larmes, l’héroïsme et l’humilité, etc. De quoi donner le vertige au premier abord, je le concède !
Ayant mené des études de philosophie à l’université, Péguy a disparu de mon horizon intellectuel éclipsé par la lecture des philosophes canoniques dont il ne faisait malheureusement pas partie. L’université nous enseignait Platon, Descartes et Kant dans le meilleur des cas, et les étudiants plus audacieux de mon époque lisaient en parallèle Deleuze, Lyotard, Derrida et Foucault, mais pas Péguy !
Aussi, ce fut un choc et un saisissement devant un tel torrent d’arguments, et ce style qui martèle les idées jusqu’à épuisement quand, devenue professeur, je découvris ce disciple atypique de Bergson. Je suis toujours impressionnée par une œuvre que je qualifierais de « vivante » et que son auteur assimilait à un « fatras » qui n’est autre, dans son dictionnaire personnel, que le « petit nom de la liberté ». Chacun peut en effet cheminer à sa guise dans ce « fatras », car Péguy communique sa liberté souveraine à ses lecteurs.
Critère que l’on a affaire à un immense auteur, on peut lire Péguy directement, sans intercesseur, et même, en ouvrant ses livres au hasard, comme cela m’arrive, ce qui est une preuve de la liberté consubstantielle à cette « opération commune du lisant et du lu » qui définit la lecture selon lui.
Grâce à d’éclairants commentaires qui ont su découvrir la cohérence profonde de l’œuvre profuse, comme ceux d’Emmanuel Mounier, Jean Delaporte, Roger Secrétain, Jean Bastaire, Géraldi Leroy et Charles Coutel, je sais désormais qu’une architectonique sous-tend le fatras. Comprendre Péguy forme un défi redoutable, que Claire Daudin et Marie Boeswillwald viennent de relever brillamment (voir ici, NDLR).
La prose politique de Péguy, souvent polémique, représente pour moi celle d’un maître en analyse et une argumentation d’une profondeur inégalée. Je suggère d’ailleurs d’inscrire d’urgence Péguy au curriculum obligatoire des écoles de sciences politiques et de journalisme !
Cette vue de la politique à partir d’un plan tout autre, de vérité et de justice, comme dans le chef d’œuvre que représente Notre jeunesse, que Jean Bastaire a réédité en y joignant le somptueux De la raison, forme un point culminant de l’œuvre de Péguy à mes yeux.
Amitié Charles Péguy : Pour vous, qu’est-ce qui rend la pensée de Péguy d’actualité ?
Isabelle de Mecquenem : Sa saine furie contre les injustices de toutes sortes, mais surtout les grandes, que ce soit l’affaire Dreyfus ou les souffrances continues du peuple, et donc, son sens de l’engagement politique me paraissent de nature à emporter les suffrages des contemporains. Ne concevait-il pas les Cahiers de la Quinzaine comme une « éruption d’indignation » ?
Mais, à la différence des indignés actuels, Péguy ne se contentait pas de slogans vagues et de bons sentiments : il menait la bataille sur le plan des arguments dans une discussion théorique de haute volée. Son usage du mot « race », dont il cultive le sens cornélien, désignant l’honneur, alors que l’antisémitisme doctrinaire se déploie avec véhémence en France, mériterait une étude à part entière.
Mais c’est la question de l’école qui retient chez Péguy toute mon attention. Nul n’en a parlé mieux que lui, c’est-à-dire avec admiration et avec la dose de véhémence qu’il convient d’y introduire, tant cette question est déterminante. J’ai modestement tenté de mieux faire connaître cet aspect de sa pensée en publiant l’année dernière une anthologie dans la série « Textes classiques » de la revue « Skhole.fr » , qui est l’une des rares revues de philosophie de l’éducation en ligne.
En effet, on ne connaît en général de ce sujet que l’extrait fameux et magnifique des Cahiers sur la crise de l’enseignement comme crise de société, qui continue, à juste titre, de remuer les consciences, et l’expression des « hussards noirs » qu’on applique aux enseignants d’aujourd’hui dans un raccourci doublement fallacieux. En effet, quand on relit scrupuleusement l’extrait de L’argent où cette expression intervient parmi d’autres, qui ont donc subi un refoulement totalement arbitraire - mais qui sait encore lire un texte ? comme se le demandait déjà Péguy- on se rend compte que Péguy prend surtout acte, sachant que nous sommes en 1913, de la disparition des maîtres du primaire des débuts de la Troisième république et de leur échec irrémédiable. On peut aussi noter que Péguy insiste sur le « noir » et le « violet » de l’uniforme des élèves-maîtres de l’école normale, sachant que le violet, souligne-t-il, « n’est pas seulement la couleur des évêques, il est aussi la couleur de l’enseignement primaire ». Un poncif sans substrat a donc été fabriqué, comme le confirme Charles Coutel dans Petite vie de Charles Péguy. Ce qui est grave dans cette représentation-écran complaisamment entretenue, c’est qu’elle masque en revanche la « mystique » de l’enseignement qui est bien au centre de la conception faisant de l’école digne d’être publique le foyer de la culture, des humanités et, ainsi, de la perpétuation de l’humanité au sens moral et intellectuel. Telle est la mystique scolaire laïque de Charles Péguy.
Amitié Charles Péguy : Quelle est votre œuvre favorite ? Pourquoi ?
Isabelle de Mecquenem : Dans cette œuvre protéiforme et torrentielle, je distingue le De Jean Coste (1902) comme son texte politique le plus poignant : il ne s’agit pourtant apparemment que d’un commentaire d’un roman d’Antonin Lavergne que Péguy avait vivement souhaité éditer sans y parvenir.
Du récit édifiant des souffrances d’un instituteur de la République qui sombre dans la misère, Péguy tire une distinction entre la misère et la pauvreté qui infléchit considérablement sa conception du socialisme. L’écrivain adopte désormais un « axe de détresse » pour juger de la pertinence de l’action politique et, surtout, de la nature du vrai socialisme. En dénonçant la condition misérable imposée à un instituteur, père de quatre enfants, qui sombre « en enfer » dans l’indifférence générale et le mépris de son administration, Péguy frappait au cœur de la falsification de la république conduite par le « parti intellectuel » au pouvoir. La portée de De Jean Coste est donc considérable.
Je terminerai en rendant hommage au travail d’Anne Roche qui a réalisé une excellente édition critique de ce texte, rassemblant tous les éléments pour appréhender cet infléchissement déterminant du socialisme de Péguy.
Propos recueillis par Olivier Péguy
Par : Bernard Lemaitre
Note :
Titre : relire enfin
Avis : Magnifique commentaire d'une lectrice sur le tard (relativement !) de Péguy .
Sa vie étant marquée par une époque - avec combats et morts emblématiques- Péguy souffre en effet de ne pas être lu dans son texte. Son gout des formules l'aura paradoxalement desservi .
Il faut souhaiter qu'après les commémorations de 2014, les publications aussi, toutes si indispensables, nos contemporains retrouvent le chemin de ses textes.
Le second siècle de la postérité de Péguy est commencé.
Lire, relire Péguy, enfin, devient possible.
Par : olivier brandenburg
Note :
Titre : remarques
Avis : très bon entretien-et pas "interview"(faites attention à tout!)- surtout par sa grande lucidité et son grand courage;je ne ferai que deux remarques:comme Péguy et du fait de leur cursus proche dans "l'école de l'obsurantisme" qu'est l'école de la république,leur formation philosophique est nulle!Péguy a eu la chance de connaitre Bergson qui l'a libéré des ténèbres ce qui n'est pas le cas de notre contemporaine qui n'a connu que des idéologues et non pas les vrais philosophes inconnus du grand public et meme du public "éclairé"-tu parles-les thomistes par exemple et ils sont nombreux et de premier ordre;ensuite pas d'idolatrie de l'école,par pitié!Un conseil de lecture sur Péguy,"le chrétien Péguy" de Hans Urh Von Balthasar,théologien et philosophe très libre comme Péguy.Merci pour votre action!